Tamango de John berry censuré par la france
- La bande-annonce de Tamango :
ESCLAVAGE & CINEMA – Une série de la FME proposée par Antoine Guégan, historien du cinéma, ancien boursier de thèse FME/ Musée du quai Branly - Jacques Chirac
Aujourd’hui, comment en 1958 la France a censuré l’un des rares films français à représenter l’esclavage
Adapté d’une nouvelle de Prosper Mérimée de 1829, le film Tamango (1958) est une coproduction franco-italienne mise en scène par John Berry, un réalisateur américain exilé en France pour cause de maccarthysme. Mais dans sa volonté de représenter de façon réaliste l’esclavage, J. Berry va se heurter à la censure française dans le contexte des guerres coloniales.
Le réalisateur américain exilé a en effet choisi de moderniser le récit de Mérimée en rendant sa critique de l’esclavage encore plus acerbe. Tamango (Alex Cressan) n’est plus un chef guerrier égoïste mais un Africain fier qui insuffle l’esprit de résistance à ses camarades et qui est le premier à s’opposer au capitaine. Devançant Holywood qui esquive encore la représentation franche de l’esclavage, Tamango donne à voir, sans compromis, le Passage du milieu, mais aussi l’entraide et la résistance des captifs pour reprendre le contrôle de leur destin.
En France, la Commission de contrôle des Films autorise Tamango dans l’Hexagone mais exige son interdiction dans tous les territoires d’outre-mer (les colonies africaines, l’Algérie ainsi que les départements ultramarins). Ce choix a très certainement été motivé par le contexte de l’époque, marqué par une décolonisation encore inachevée et la guerre qui fait rage en Algérie depuis 1954.
Cette décision de censure déclenche une vive polémique dont le journal Droit et Liberté se fait l’écho. D’abord publiée sous l’Occupation par l’Union des juifs pours la résistance et l’entraide, à partir de 1948, cette revue devient l’organe de presse officiel du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Adoptant un positionnement pro-communiste, anticolonialiste et tiers-mondiste, le journal est de tous les combats contre le racisme. À la une du numéro de février 1958 largement consacré à la guerre d’Algérie, un appel avec photographie annonce un dossier de deux pages consacré à ce que le journal a baptisé « l’affaire Tamango ».
Dans l’article « La vérité n’a pas de frontière », l’écrivain martiniquais Léonard Sainville – auteur d’une biographie de Victor Schœlcher (1950) et du roman « Dominique nègre-esclave » (1951) – s’en prend ouvertement au gouvernement français : « Mes compatriotes antillais seront bien aises de constater que M. le Ministre de l’Information les tient pour une catégorie de citoyens inférieurs (…). On dénie à ceux qui y sont le plus directement intéressés, le droit de connaître un aspect de leur passé, de ce passé qui les a tant marqués et déterminés. Qui niera, quoi qu’en pensent certains que le public africain et surtout antillais, est plus sensible qu’aucun autre à ce genre d’évocations ?
D’ailleurs, il le connaît mieux qu’autre ce passé qu’on voudrait lui cacher ; et prétendre le maintenir dans l’ignorance à ce sujet témoigne d’une totale ignorance de la culture et de la mentalité de ces peuples. » Quelques lignes plus loin, Sainville affirme : « Mais le film contient un enseignement. Il exalte le goût des hommes pour la liberté (…). Il montre que l’indépendance s’acquiert bien souvent au prix d’âpres et ardents combats et que “Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux”. Ce message ne saurait, dans l’esprit de nos officiels, convenir aux peuples d’Outre-Mer qui mènent actuellement le combat pour leur indépendance ou s’éveillent à l’idée de large autonomie. » Pour Sainville, cette décision est ainsi la preuve d’une politique coloniale en bout de course, d’un gouvernement aux abois et d’une France en train d’oublier Schœlcher, Jaurès et l’héritage des droits de l’homme.
Dans cette double page, le journal donne également la parole à des parlementaires, professeurs d’université, écrivains, cinéastes. Tout comme le jeune réalisateur Alain Resnais, Marcel Prenant (professeur à la Sorbonne) dresse un parallèle entre les pratiques des esclavagistes du passé et celles contemporaines de l’Etat français : « Il faut admettre cependant que les racistes et colonialistes ont bien mauvaise conscience et savent que leurs procédés, en Afrique Noire et en Algérie, ressemblent encore à ceux par lesquels se sont édifiés les fortunes des négriers. »
Reproduisant une critique publiée à l’origine dans Présence Africaine (déc 1957-janv 1958) –, Droit et Liberté offre également à ses lecteurs le point de vue du réalisateur bénino-sénégalais Paulin Vieyra. Pour ce dernier, le doute n’est pas permis : ce n’est pas l’adaptation de la nouvelle de Mérimée qui a posé problème à la commission de censure, c’est bien la réécriture qu’en propose par Berry (il a coécrit le scénario) qui a entrainé l’interdiction de Tamango. Montrant autre chose « que l’exotisme de bazar, que l’exaltation du racisme et du colonialisme », Tamango fait au contraire de la résistance le motif central du film. Rappelons qu’avant l’assaut final contre les trafiquants, Tamango, conscient que la révolte peut échouer, lance à ses camarades : « Si on peut vendre les vivants, on ne peut pas vendre les morts ». Même dans la mort, les révoltés seront les seuls vainqueurs.
Comment alors expliquer une telle décision de l’État français ? En 1958, aucun réalisateur n’avait encore eu le courage de représenter l’esclavage dans une production française, et l’imaginaire de Berry se construit en opposition non seulement avec l’idéalisation du Vieux Sud encore dominante aux États-Unis (Band of Angels, 1957) mais aussi avec l’héritage schœlchérien alors encore largement dominant en France.
Et pourtant, bien que financé par des capitaux français, c’est essentiellement aux Etats-Unis que ce changement de point de vue va faire sentir son impact : à partir des années 1970, avec des films comme Mandingo notamment, la représentation de l’esclavage se fait plus frontale et réaliste dans le cinéma hollywoodien, alors que, plus de soixante ans après la sortie de Tamango, la situation n’a guère changé dans le cinéma français.
À l’exception de quelques productions indépendantes courageuses (par exemple, West Indies de Med Hondo [1977] ou Passage du Milieu de Guy Deslauriers [1999]), aucun film français de cinéma n’a encore proposé un récit de l’esclavage qui ne serait pas celui de l’abolitionnisme républicain de 1848. On attend encore les grands films de cinéma sur Toussaint Louverture ou Solitude.