André Schwarz-Bart publie le roman La Mulâtresse Solitude au Seuil le 1er février 1972, il y a 50 ans. Auteur majeur du 20ème siècle, il est au croisement de l’histoire de deux crimes contre l’humanité.
André Schwarz-Bart nait Abraham Schwarz-Bart, le 23 mai 1928 à Metz. D’origine juive polonaise, sa famille est arrivée en France dans les années 20. Réfugiés en France dans les Charentes après l’annexion de la Moselle par l’Allemagne nazie, ses parents, son frère aîné de 16 ans et son frère de un an sont arrêtés en 1942. Tous mourront après avoir été déportés à Auschwitz, en 1942 et 1943.
André Schwarz-Bart échappe, lui, à l’arrestation et s’engage dans la Résistance. Arrêté en 1944, il est torturé mais survit. Il reprend ses études après-guerre, à la Sorbonne, grâce à la bourse que sa participation à la Résistance lui a permis d’obtenir. Dans les années 1950, inspiré par le destin d’un de ses camarades, Ernie Levy, il commence la rédaction de son premier roman, Le dernier des Justes, qu’il publie en 1959 sous le nom d’André Schwarz-Bart. André, son pseudonyme dans la Résistance, et Schwarz-Bart, version de son nom de famille simplifiée par son éditeur « pour qu’il soit plus facile à prononcer ».
Le livre paraît à une époque où les témoignages sur l’extermination des Juifs d’Europe sont encore rares. Le livre rencontre un immense succès public, avec plus d’un million d’exemplaires vendus, porté par le prix Goncourt qui lui est décerné à l’automne 1959. Mais André Schwarz-Bart vit très mal les critiques de ceux qui lui reprochent son choix de raconter une histoire qui n’exalte pas de figures de résistants héroïques, et il décide de s’éloigner du milieu littéraire parisien.
Depuis 1956, il a rencontré celle qui va devenir sa femme, Simone Brumant, une Guadeloupéenne à Paris de dix ans sa cadette. Alors qu’il lui raconte le destin tragique de sa famille, celle-ci y reconnaît sa propre histoire : « Nous avions cela en commun, lui et moi, l'exil et l'esclavage. Pourtant, ni les siens ni les miens n'ont compris ce qu'André voulait écrire en tissant des liens entre leurs histoires, » expliquera-t-elle plus tard dans une interview pour le journal Libération.
Après une relation épistolaire, ils se marient en 1961. Commence alors une relation amoureuse et littéraire qui verra les deux époux imaginer une œuvre à quatre mains que Simone Schwarz-Bart poursuit encore aujourd’hui, près de soixante ans après leur rencontre. De la même manière qu’il avait tenté de mettre dans Le dernier des Justes, toute l’histoire des Juifs d’Europe et des persécutions dont ils sont les victimes depuis le Moyen-Âge, André Schwarz-Bart désire raconter l’histoire de l’esclavage colonial et de la traite atlantique dans un vaste cycle romanesque qu’il baptise La mulâtresse Solitude.
Le premier tome de ce cycle, cosigné par André et Simone Schwarz-Bart, est publié en 1967 sous le titre Un plat de porc aux bananes vertes. Il est dédié à Aimé Césaire (qui a lu le manuscrit et encouragé André Schwarz-Bart à poursuivre son projet) et à Elie Wiesel, montrant le souci du couple de rapprocher de l’expérience de l’esclavage et l’expérience de la Shoah.
En 1972, seul cette fois, il publie La mulâtresse Solitude, roman par lequel il donne une biographie à l’héroïne originelle de son cycle, l’enfant d’une femme africaine captivée et réduite en esclavage, violée sur le navire qui l’emporte vers la Guadeloupe, et qui donne naissance à une petite fille métisse (« mulâtresse » dans le vocabulaire colonial), qui grandit sous le nom de Rosalie, avant de prendre celui de Solitude. Adulte, elle voit la première abolition de l’esclavage en 1794, elle refuse le travail forcé imposé par le nouveau pouvoir révolutionnaire et rejoint une communauté d’anciens esclaves marrons, qui sera décimée par les troupes envoyée par Bonaparte en mai 1802. Solitude est enceinte lorsqu’elle est arrêtée, et elle ne sera exécutée qu’en novembre, après avoir donné naissance à une fille dont la suite du cycle racontera l’existence et celle de ses descendants.
Le roman est basé sur un personnage réel des événements de 1802 en Guadeloupe, une « mulâtresse Solitude » qui participa au soulèvement de Louis Delgrès contre le rétablissement de l’esclavage, et qui ne fut exécutée qu’après avoir accouché plusieurs mois après l’insurrection. Le roman suscitera de vives réactions aux Antilles, où certains contestent la capacité d’un Européen blanc à écrire un « cycle antillais » sur l’esclavage. Ces critiques l’amèneront à renoncer à publier la suite de son projet, tout en poursuivant l’expérience de l’écriture en commun avec Simone, avec laquelle il signe en 1989 un Hommage à la femme noire « beau livre » en six tomes, récemment réédité par les éditions Caraibeditions, dans lequel ils évoquent de grandes figures féminines noires.
Après avoir été critiqués, Le dernier des Justes et La mulâtresse Solitude ont fini par s’imposer par leur prose poétique et leurs personnages puissants comme des œuvres majeures pour évoquer la Shoah quand le mémorial de Yad Vashem utilise à la fin de son parcours mémoriel le Kaddish (prière juive) d’Auschwitz par lequel André Schwarz-Bart conclut Le dernier des Justes , et l’esclavage, à travers la figure de Solitude qu’André Schwarz-Bart a fait ressurgir de l’oubli, et qui est aujourd’hui utilisée en Guadeloupe et ailleurs pour incarner le marronnage et la résistance à la servitude.
André Schwarz-Bart disparaît le 30 septembre 2006, à Pointe-à-Pitre, sans avoir pu faire paraître de nouveau roman – L’étoile du matin sera publié à titre posthume, en 2009. Reprenant leurs brouillons, Simone Schwarz-Bart a depuis repris la publication du cycle de la Mulâtresse Solitude, en lui ajoutant deux nouveaux livres, L'Ancêtre en Solitude en 2015 et Adieu Bogota, en 2017.
Par la profondeur des thèmes qu’il a embrassés dans son œuvre, par le compagnonnage littéraire singulier qu’il a formé Simone Schwarz-Bart, par la force symbolique que recèlent ses deux grands livres, Le dernier des Justes et La mulâtresse Solitude, l’œuvre d’André Schwarz-Bart est plus que jamais actuelle.
Sources d'informations
Interview de Simone Schwarz-Bart dans Libération
Interview de Simone Schwarz-Bart dans Le Monde
"L'œuvre juive et l'œuvre noire d'André Schwarz-Bart", par Francine Kaufmann, revue Pardès 2008/1 (N° 44).
Sur la réception du « Dernier des Justes », cet article de Myriam Ruszniewski-Dahan et Georges Bensoussan, « Les enjeux de la polémique autour du premier best-seller français de la littérature de la Shoah », Revue d'Histoire de la Shoah n° 176, pp. 68-96.
Article de Catherine Rovera sur la genèse de La mulâtresse Solitude.
Le podcast sur « La mulâtresse Solitude » avec Simone Schwarz-Bart, Podcast de la FME dans la collection « Dans la bibliothèque du Paris Noir ».