Comédienne, danseuse et résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, Jenny Alpha est un pionnière que sa longue carrière a transformée en véritable légende des Antilles françaises.
Née le 22 avril 1910 à Fort-de-France (Martinique), Jenny Alpha grandit dans une famille où l’on aimait la poésie et du théâtre. Et si c’est pour devenir enseignante qu’elle part faire ses études dans l’Hexagone à 19 ans, elle rêve surtout d’y devenir comédienne. A Paris, elle entreprend des études d’histoire-géographie, tout en s'initiant à la gymnastique rythmique, une discipline émergente qu'elle enseignera bientôt.
L’un de ses élèves est le poète surréaliste Robert Desnos, qui lui permet de rencontrer de nombreux artistes et intellectuels des années 30 : André Derain, Jean-Louis Barrault, Marc Allégret, Charles Trénet, mais aussi les figures du mouvement de la Négritude, Aimé Césaire et sa femme Suzanne Roussi-Césaire, Léopold Sédar Senghor… Elle fait alors ses premiers pas dans le spectacle : en 1939, elle présente un gala sur le thème du Carnaval antillais au musée Guimet.
Son premier mari, Jacques Dessart, attaché et conférencier au musée du Louvre, décède prématurément de la tuberculose en 1942. En pleine Seconde Guerre mondiale, elle épouse ensuite le poète Noël Villard. Ensemble, ils se réfugient à Nice, où ils cachent une famille juive au péril de leur vie.
Dans l’après-guerre, à son retour à Paris, Jenny Alpha décide de tenter vraiment sa chance au théâtre. Confrontée aux préjugés racistes de l'époque, qui laissaient peu de place aux comédiens noirs dans le répertoire classique, elle se rabat grâce à sa pratique de la musique et de la danse sur le cabaret, où les artistes perçus comme « exotiques » étaient mieux acceptés. Son élégance et sa beauté en font par ailleurs une modèle recherchée : portraiturée par Francis Picabia en 1942, en 1947 elle est choisie par le graveur Paul Pierer Lemagny pour figurer sur un timbre-poste en l’honneur de la Martinique.
Déterminée à faire reconnaître la multiplicité de ses talents, elle crée en 1950 l’orchestre “Les Pirates du Rythme”, centré sur les musiques jazz et variété, qu’elle dirigera pendant 15 ans, tout en persistant dans sa volonté d’embrasser le théâtre classique, son rêve de jeunesse. Mais elle devra attendre la cinquantaine pour enfin s’imposer sur les planches : après avoir créé le rôle de Neige dans Les Nègres de son ami Jean Genet en 1959, elle joue de grands textes dans les années 1960 (Shakespeare, Corneille, Sophocle, Aimé Césaire…) tout en poursuivant une carrière à la télévision et au cinéma. Dans les années 1980, elle triomphe avec Daniel Mesguich dans la pièce Folie ordinaire d'une fille de Cham.
Elle apparait dans plus d’une centaine de pièces, films et émissions, dirigée au théâtre par les metteurs en scène Daniel Mesguish, Jean-René Lemoine, Roger Blin, Jean-Marie Serreau et au cinéma par les réalisateurs Jean-Pierre Mocky, Jean Rouch, Denys Granier-Deferre ou Peter Handke.
Engagée et attachée à défendre la culture et la mémoire de son île, elle lira au Panthéon en 1998 des textes d’Aimé Césaire, à l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Sa longévité exceptionnelle l’a transformée en icône de la culture et des combats des Antillaises et Antillais pour être reconnus en France à la hauteur de leur talent : en 2005, alors qu’elle a 95 ans, le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres lui remet les insignes d’officier des Arts et Lettres, et trois ans plus tard elle enregistre encore un disque de chansons, à 98 ans.
Lorsque Jenny Alpha s’éteint centenaire à Paris le 8 septembre 2010, plusieurs centaines de personnes se réuniront pour lui rendre hommage à l’église de la Madeleine. Longtemps victime des préjugés d’une époque qui préférait l’enfermer dans un exotisme bien limité, Jenny Alpha n’aura cessé pendant un siècle de se battre pour être elle-même et prouver toute l’étendue et la diversité de ses nombreux talents.
Sources d'informations
- Les amis de Jenny Alpha
- Théâtre et producteurs associés : Jenny Alpha
- Paris Créole Blues, autobiographie de Jenny Alpha
- Hommage à Jenny Alpha
- Jenny Alpha, « si elle avait été blanche, elle aurait été une grande star », article de L'Humanité, août 2021
- Jenny Alpha, chanteuse et comédienne, article du journal Le Monde, septembre 2010
- Jenny Alpha : mémoire du « Paris noir », par Sylvie Chalaye et Jenny Alpha