INTERVIEW de OLIVETTE OTELE
Historienne, Université de Bristol
Entretien par Caroline Bourgine
Professeur d’histoire à l’Université de Bristol, Olivette Otele est la première femme noire à occuper la présidence d’une chaire d’histoire au Royaume-Uni depuis sa nomination par l’Université de Bath Spa en octobre 2018. Franco-camerounaise, Olivette Otele a soutenu à la Sorbonne une thèse intitulée : « Mémoire et politique : l’enrichissement de Bristol par le commerce triangulaire ». Elle est l’auteur de : « Histoire de l’esclavage britannique » paru en 2005 aux éditions Michel Houdiard. Bon nombre des recherches d’Olivette Otele portent sur l’histoire coloniale transnationale. Son ouvrage AfricanEuropeans : an untold history est paru chez Hurst en octobre 2020 et son volume coédité «Post-Conflicts Memorialization : Missing Memorials, Absent Bodies» sera publié en novembre 2020.
Olivette Otele est vice-présidente de la Royal Historical Society, présidente nommée par le maire, de Bristol de la Commission of Race Equality et membre du Conseil scientifique de la FME depuis novembre 2019.
Quel est le distinguo entre les approches mémorielles en France et en Grande Bretagne de l’esclavage ?
OLIVETTE OTELE : « Prenons par exemple les dates mémorielles. En France, le 10 mai a été choisi et c’est une date qui est commémorée par l’institution politique, par la République, avec ses représentants au plus haut niveau. Au cours de ces dernières années, on a vu le Président assister à la cérémonie ou le premier ministre. C’est un instant solennel et reconnu par la Nation. De plus cette cérémonie est retransmise à la télévision ce qui est assez crucial.
En Grande-Bretagne, cela n’existe pas : on a commémoré en 2007 le bicentenaire de l’abolition de l’esclavage, le 25 mars, tout ce qui est lié à l’esclavage est célébré ici le 23 août, date de la Révolution de Saint-Domingue. Cette date du 23 août a été choisie par l’Unesco, mais il n’y a pas de représentants officiels de premier plan qui y assistent. La Grande-Bretagne laisse le soin aux villes et régions dévolues (pays de Galles et Ecosse) de faire ce qu’elles veulent.
Cette année, j’ai participé à la commémoration organisée par le maire de Londres, Sadiq Khan, il le fait depuis deux ans mais c’est loin d’être une date connue de tous. Beaucoup d’ étudiants, par exemple n’ont aucune idée de ce que cela représente. Même le 25 mars est une date qui n’est pas reconnue au niveau national. En revanche, la deuxième guerre mondiale et d’autres dates, comme l’anniversaire de la reine sont très célébrées.
Dans les manuels scolaires ce n’est pas une histoire enseignée obligatoirement, c’est laissé à la discrétion des professeurs. Cette histoire est encore contestée, on en est encore à discuter des méfaits comptables de la colonisation. Au niveau universitaire, il y a une recherche assez poussée mais au niveau du secondaire et ne parlons même pas du primaire, ce n’est pas le cas.
Ce qui veut dire que la polémique sur les statues vient aussi de la méconnaissance de cette histoire coloniale en particulier et de l’histoire de l’esclavage en général. A Bristol, où j’enseigne, la statue d’Edward Colston a été renversée en juin 2020 après tout de même deux décennies de discussions.
En Grande-Bretagne, on sait que l’esclavage est un crime contre l’humanité, le pays s’est aligné bien après les autres pays, mais c’est tout. En revanche, les discussions qui ont lieu sur la question des réparations sont beaucoup virulentes. Prenons encore l’exemple du CARICOM, l’Association des Etats Indépendants de la Caraïbe, ils se sont mis ensemble et ont essayé de faire des demandes auprès de l’ONU et de l’Union Européenne sur la question des réparations. Les discussions avancent et il y a de nombreux débats. La question des réparations comme on l’entend en France, est bien souvent monétaire, alors qu’en Grande-Bretagne, c’est différent. Par exemple, l’Université de Glasgow a décidé de parler de 20 millions de livres à verser pour les réparations. Ces 20 millions de livres ne sont pas monétaires, ce sont surtout des échanges bilatéraux (qui inclus des projets de recherches) entre l’Université de Glasgow et l’Université des West Indies basée dans la Caraïbe.
Il faut considérer la manière dont les deux nations pensent leur histoire coloniale : en Grande-Bretagne, il y a la force du Commonwealth, l’attachement de certains pays à la couronne. Ce n’est que très récemment que l’île de la Barbade a exprimé le fait qu’elle ne voulait plus avoir la reine d’Angleterre comme chef suprême. Il a fallu combien de siècles !
L’activisme en Grande-Bretagne est très soutenu par le milieu étudiant. Leur force est impressionnante par rapport à la France, ils peuvent faire bouger les choses au niveau institutionnel. Aujourd’hui, le débat porte surtout sur l’inscription de l’histoire noire ainsi que celle de l’esclavage dans les manuels scolaires.
Je suis basée au Pays de Galles mais j’enseigne en Angleterre. L’assemblée Galloise (Welsh Assembly) qui a lancé un audit (je fais partie de cette commission), qui veut repenser tous les monuments mémoriaux qui ont un lien avec l’esclavage ou l’histoire coloniale. Après la mort de George Floyd, les mouvements Black Lives Matter, le but est de penser quels monuments ont encore leur place dans l’espace urbain au pays de Galles ? C’est d’autant plus incroyable que le pays de Galles fait cela avant l’Angleterre. Il n’y pas de coordination au niveau national. Le maire de Londres vient de lancer de son côté une commission mais c’est au niveau de la ville et c’est aussi sous la pression des manifestations et des étudiants.
Il se passe quelque chose quotidiennement ici. Il y a quelques jours les discussions portaient sur le Musée du colonialisme par exemple : faut-il un musée du colonialisme ? Parce qu’il y a un musée de l’holocauste ou le musée sud-africain de l’apartheid ? Il y a des avancées en France et en Grande-Bretagne mais l’approche est différente surtout sur les questions immédiates. Il y a une urgence, qui n’est pas la même en France. Ici, en Grande Bretagne, les étudiants payent jusqu’à 9 000 livres par an pour leurs études et ils ont un pouvoir phénoménal sur les institutions. Mon université m’a embauchée pour que je puisse répondre aux liens entre l’université et l’esclavage car beaucoup d’universités ici ont été fondées par des gens qui se sont enrichi grâce à l’esclavage et dans certains cas qui ont directement financé l’université (comme aux USA). La question des réparations pour elles s’inscrit dans une autre dimension.
Il y a quelque chose qui se passe qui amène aussi un repli sur soi, une montée de l’extrême droite en Grande-Bretagne : les violences raciales sont en augmentation. Brexit a aussi montré que la xénophobie particulièrement anti Européenne était assez répandue en continue de monter.»
Y a-t-il une déclaration officielle de la Couronne britannique sur la question de l’esclavage ?
« Alors là, c’est le sujet tabou ! La Couronne reste une institution à laquelle on ne touche pas et le respect pour la royauté est assez phénoménal. C’est presque un faux-pas de parler directement de la reine qui devrait faire quelque chose, en tout cas publiquement. On peut en discuter en privé mais hors de la presse et il faut faire très attention car ça reste un sujet sacro-saint qui peut être même dangereux pour les carrières... »
Vous qui revendiquez le rôle de Cheik Anta Diop dans votre décision d’embrasser une carrière d’historienne, comment voyez-vous l’état des travaux des chercheurs africains sur l’histoire de leur propre continent, sur l’esclavage et sur la traite ?
« J’ai collaboré sur ce sujet a un projet conduit par Marie-Pierre Ballarin de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). La Commission Européenne a financé une recherche qui a duré trois ans, une collaboration entre des chercheurs européens et africains. Cela concernait bien sûr la France, le Portugal, l’Espagne, la Grande-Bretagne mais aussi l’Ethiopie, le Cameroun, l’île Maurice, le Kenya et le Sénégal. En allant dans ces lieux, j’y ai vu une recherche incroyable, c’est d’ailleurs pour cela que nous avons été financés, car les chercheurs africains ont une connaissance assez phénoménale et qui est reconnue par la Commission Européenne. Je suis très impressionnée car ils regardent sur la longue durée, travaillent sur les héritages des sociétés dites post-coloniales ou post-esclavagistes. On peut voir comment la structure même de certaines sociétés vient de cette époque-là. Nos travaux se sont terminés au mois de mai 2020 et vous pouvez les retrouver sur le site https://slafnet.hypotheses.org/.
Ces travaux sont faits depuis des décennies et ne sont pas nécessairement partagés par un grand nombre. Grâce à ce financement européen, des chercheurs africains ont pu voyager : des universitaires venant d’Ethiopie, du Kenya ont pu travailler sur des archives britanniques, d’autres sont partis en France, au Portugal. Les Européens ont pu aller en mission de recherches en Afrique. Je pense que de tels projets doivent être encouragés, il y a une vraie expertise et une reconnaissance aussi.
Quand j’étais au Cameroun, mon rôle était d’observer les recherches et de les interpréter en les mettant en perspective avec la diaspora comme véhicule intermédiaire de connaissance. Mon terrain est post colonial même si je suis dixhuitièmiste de formation et je travaille aussi sur la mémoire depuis 20 ans. J’ai travaillé avec les chercheurs africains sur la mémoire dans ces sociétés post-esclavagistes et je regarde le corps comme lieu de mémoire, comment le corps dit l’histoire des discriminations, de la survie mais aussi de l’engagement. Je regarde les monuments, l’espace urbain, les ports en particulier en Grande-Bretagne mais aussi à Nantes en Europe et au Canada (j’ai travaillé pendant 5 ans à un projet finance par le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada) et je fais des études comparatives. »
Lorsque vous avez été sollicitée par la FME pour faire parti du Conseil Scientifique, qu’est-ce qui vous a donné envie d’accepter ?
« Ce qui m’a plu, c’est que la France avait ce désir de s’attaquer à ces questions non pas seulement à travers la recherche universitaire mais aussi de travailler avec les activistes, les artistes et d’inscrire tout cela dans le récit national. Quand on s’allie à une instance, c’est qu’il y a un désir de changer les choses au niveau de l’enseignement. Ce que nous n’avons pas ici en Grande-Bretagne. Vous n’imaginez même pas la force que c’est d’avoir une Fondation qui travaille sur ces questions !
L’une des choses qui m’a motivée, surtout ces dix dernières années, c’est qu’en France, on fait un distinguo entre la mémoire et l’histoire. Ici, en Grande-Bretagne, j’ai eu la liberté d’allier les deux, faire de l’histoire en utilisant la mémoire de l’esclavage. J’ai trouvé la même chose dans le projet européen évoqué. Les mémoires des descendants constituent une histoire rigoureuse et qui devient archives, pour moi c’est un volet important. Notre espace urbain change en fonction des décisions des institutions mais aussi des activistes, de la pression ou pas du public, des citoyens. Comment la mémoire est constituée ? Elle est tout le temps en création, cela me passionne. La FME offre un espace tout en étant elle-même un objet de mémoire.
Vous savez dans ces histoires mémorielles, il y a aussi les questions d’identité qui reviennent, des identités qui sont en mouvance car nous ne sommes pas qu’une seule chose. On devient quelque chose d’autre du fait de sa connaissance mais aussi du lieu dans lequel on vit. »
Est-ce que le fait d’être née au Cameroun qui a connu six colonisateurs vous permet d’avoir une lecture sur les colonisations différentes ? Quelle est votre approche vécue ?
« Oui, mon travail au départ était d’essayer de comprendre la dimension européenne multiple. La première partie de mon doctorat par exemple, regarde les Portugais, les Espagnols, les Hollandais et seulement après, je regarde les Anglais et les Français mais je regarde aussi le Brandebourg, les Suédois pour comprendre les croisements, les conflits.
En ce qui concerne l’histoire vécue, le Cameroun n’est pas complètement bilingue car il a des zones qui sont surtout anglophones et certaines francophones. On voit comment ces histoires se confrontent avec les héritages du passé, comment ils ont façonné l’histoire de ce pays et souvent d’une manière tragique.
Comme vous savez, actuellement au Cameroun, il y a le conflit anglophone. Le rôle de la France et de la Grande-Bretagne devient géopolitique, ces nations doivent-elles intervenir ou non au Cameroun ? Je viens d’animer une discussion organisée par la Commonwealth Foundation, et pour la première fois cette fondation a discuté du rôle du Commonwealth sur les états membres et sur la gestion des conflits dans le pays et entre pays du Commonwealth. Nous avons aussi discuté du mouvement Black Lives Matter mais aussi de la question des droits des LGBTQ au sein des pays du Commonwealth. Constatant qu’il y a quand même un lien entre ce qui se passe dans le monde et le passé, l’histoire des noirs et le pouvoir du Commonwealth. Pour moi, intellectuellement c’est très stimulant.
Je regarde aussi comment l’activisme Caribéen et Africain a façonné cette question du multiculturalisme spécifique à la Grande-Bretagne. D’ailleurs aujourd’hui, on dit « diversité culturelle ». On voit très bien comment toute la Caraïbe anglophone, les gens de descendance ghanéennes, nigérianes, sud-africaines, etc. se disent d’abord ‘noirs et britanniques’. Dans les recensements par exemple, à la question identitaire, on se dit black British. On ne dit pas qu’on est d’origine jamaïcaine ou zimbabwéenne comme on le fait en France. En grandissant en France, j’avais le sentiment que ça fonctionnait à deux vitesses, on est « français avec des origines » or, ce n’est pas le cas ici en Grande-Bretagne. Cela ne veut pas dire que le racisme n’existe pas, ça veut juste dire qu’il y a cette insistance à vouloir être britannique d’abord et ensuite il y a la couleur comme lieu de mémoire qui a façonné une identité. »
Quels sont vos projets d’écriture ?
« Mon livre vient de sortir. Il est très médiatisé en Grande-Bretagne mais aussi aux Etats-Unis où les droits où il sortira au printemps 2021. Il existe une version audio que je lis. Je cherche un éditeur français grand public. C’est un ouvrage dans lequel je parle beaucoup de l’Europe, son titre : African Europeans. Nous partons du troisième siècle (après J.C) jusqu’au XXIème siècle, sur les trajectoires d’africains-européens. C’est un livre d’histoire-mémoire culturelle. Je parle de l’art, des Afro-Grecs, du Chevalier de Saint-Georges, des sœurs Nardal, du premier duc de Florence, Alexandre de Médicis, de l’Empereur romain et Africain qui a conquis Britannia, Septimius Severus et de biens d’autres. Je crois que ces questions d’identité sont fondamentales.»