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Paulin Ismard et Cécile Vidal
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Entretien avec Paulin Ismard et Cécile Vidal, auteurs
par Lauren Lolo

Les mondes de l’esclavage, une histoire comparée, paru à la rentrée aux Editions du Seuil, est un projet éditorial majeur sur l’esclavage pour la France. La Fondation a apporté son soutien à cette somme inédite en français.


Lauren Lolo : Quel était votre projet au départ avec cet ouvrage ?

Paulin Ismard : Notre projet était double, il s'agissait à la fois de présenter une histoire mondiale des esclavages dans la très longue durée sur l'ensemble des continents et en même temps d'écrire une histoire comparée des sociétés esclavagistes, c’est-à-dire de pouvoir réfléchir sur les spécificités de chacune des sociétés esclavagistes, celles de la Méditerranée antique, gréco-romaine, des Amériques coloniales mais aussi de l’Asie du Sud-Est ou du monde arabo-musulman.

Qu'avez-vous appris à l'issue de ce travail ?

Cécile Vidal : Dans la mesure où chacun d'entre nous est spécialiste d'une aire géographique et d'une période différente, la perspective globale nous a permis de regarder différemment la société sur laquelle nous travaillons. Dans le cas des Amériques coloniales, par exemple, le comparatisme permet de voir d'autres dimensions de l'esclavage de plantation et de ne pas le réduire à la question du travail forcé. La domination esclavagiste implique, en effet, un contrôle sur l'ensemble du corps et donc une exploitation des capacités productives mais aussi reproductives, une violence sexuelle systémique à l'encontre des femmes esclaves… On a une vision différente grâce à ce rapprochement, cette confrontation entre différentes sociétés esclavagistes.

Quelle est votre définition de l'esclavage ?

P. Ismard : Il existe deux grands types de définition de l’esclavage, principalement. La première insiste sur le droit de propriété qu’exerce un maître sur son esclave : serait esclave l'homme, la femme ou l'enfant réduit à l'état de marchandise entre les mains d'un maître. La seconde insiste plutôt sur les éléments de désocialisation dont est victime l’esclave, qu’il soit exclu des liens de parenté ou de la communauté religieuse. Ces deux définitions sont plus ou moins pertinentes selon les contextes des différentes sociétés esclavagistes au fil de l’Histoire.
 
Il était important pour nous de ne pas partir d'une définition universelle de l’esclavage – ou un invariant - qui aurait été une entrave pour le travail comparatiste. Ce qu'on essaie de faire, c'est plutôt de définir l'esclavage à partir d'un faisceau d’éléments, un gradient qu'on va retrouver de façon plus ou moins complète ou plus ou moins développée dans un ensemble considérable de sociétés.

Y a t-il une spécificité dans l'esclavage que les puissances européennes ont pratiqué entre le 16e et le 19e siècle ?

C. Vidal : Au cours de la période moderne, les Européens ont développé des empires coloniaux mondiaux. Aussi  ont-ils réduit des populations en esclavage partout dans le monde, pas seulement en Amérique et en Afrique. En Extrême-Orient, par exemple, les Portugais trafiquent des esclaves japonais et coréens. Bien que l’esclavage soit présent dans toutes les parties des empires coloniaux des Européens, les mondes atlantiques voient se développer une configuration historique singulière qui associe la traite transatlantique des esclaves, la colonisation d’une grande partie des Amériques et le développement d’un esclavage de plantation qui produit des denrées exotiques à destination des marchés européens. La première spécificité de ce système atlantique d’esclavage est le caractère massif de de la traite transatlantique : sur un temps très court en comparaison des autres traites - 366 ans - 12 millions et demi d’hommes, femmes et enfants sont déportés d’Afrique aux Amériques, avec une accélération dans la seconde moitié du 18ème siècle. En conséquence, ces esclaves africains, bien plus nombreux que les migrants européens, jouent un rôle fondamental dans la formation de sociétés nouvelles en situation coloniale dans l'ensemble des Amériques.

Dans les zones de plantation, ces sociétés coloniales sont aussi des sociétés esclavagistes,. A Saint-Domingue ou en Jamaïque, à la veille de la Révolution française, les esclaves y forment 80 à 90% de la population. Il s’agit de taux considérables, sans équivalent dans l'histoire mondiale de l'esclavage.

Ces sociétés esclavagistes exercent une influence sur les sociétés à esclaves – les métropoles européennes, le Canada et les colonies septentrionales de l’Amérique du Nord anglaise, une grande partie de l’Amérique espagnole – qui composent ensemble les empires atlantiques des Européens, de telle sorte qu’il est possible d’affirmer que ces empires sont autant esclavagistes que coloniaux.

Enfin, la dernière spécificité du système atlantique d’esclavage tient à sa racialisation. Tous les régimes d’esclavage reposent sur des formes d’infériorisation et de marginalisation des esclaves, mais elles sont en général liées à la religion, à l’ethnicité, ou à l'opposition entre barbares et civilisés. En revanche, c’est un esclavage racial qui se développe dans les mondes atlantiques au cours de la période moderne. Cet esclavage racial, qui repose sur l’idée que les Africains subsahariens ont naturellement vocation à être esclaves, va jouer un rôle fondamental dans le développement des théories raciales à partir de la seconde moitié du 18ème siècle.

Quelle est l'actualité de l'esclavage aujourd'hui ?

P. Ismard : Elle est multiple. D’abord, le processus d'abolition de l'esclavage n’est pas encore achevé, même si en droit, formellement l'esclavage a été aboli, en réalité des individus sont encore réduits à l'état d’esclavage. On peut penser par exemple à la Mauritanie. L'actualité de l’esclavage, c'est aussi le fait que de très nombreuses sociétés dans l’espace atlantique, mais pas seulement, sont des sociétés qu'on peut qualifier de post-esclavagistes et qui continuent à être travaillées par l'héritage de l'esclavage, notamment par le biais du racisme. Le racisme est un héritage de l'esclavage dans une grande partie des sociétés du monde atlantique et de l’Océan indien.
 
Puis, il y a une troisième dimension qui est celle des formes d'exploitation moderne, en particulier dans le contexte des chaînes de sous-traitance dans le capitalisme mondialisé. Sous l’apparence du travail salarié, la situation réelle de contrôle, de violence exercée contre ces travailleurs fait qu'on peut éventuellement les comparer à de l'esclavage.
 
Cela pose en fait des questions quant à la définition même de ce qu'on appelle l'esclavage et la façon dont ces définitions peuvent nous aider ou pas à lutter aujourd'hui contre ces formes d’exploitation.

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LES MONDES DE L'ESCLAVAGE - UNE HISTOIRE COMPARÉE
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Les mondes de l'esclavage, une histoire comparée, Seuil, 2021.
Avec plus de 50 auteurs et autrices de 15 nationalités différentes.
Épilogue par Léonora Miano, écrivaine et essayiste.
Conclusion par Orlando Patterson, sociologue et professeur à Harvard University.
Direction d'ouvrage : Paulin Ismard, historien, professeur d'histoire ancienne à l'université Aix-Marseille.
Coordination : Benedetta Rossi, historienne et anthropologue, professeure à University College de Londres, et Cécile Vidal, historienne, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.
Avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage.