Déclaration du Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage sur l’importance de la recherche sur l’esclavage colonial et ses héritages
Le 30 novembre 2020
Chercheuses et chercheurs en science sociales et en humanités en France et hors de France, nous formons le Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. La variété de nos spécialités disciplinaires, la diversité de nos champs de recherche, le nombre d’institutions auxquelles nous appartenons, rendent compte de la complexité du phénomène de l’esclavage colonial, de sa dimension mondiale, de ses rapports avec les diverses formes de servitude dans le temps et dans l’espace, de sa place dans l’histoire longue de la colonisation européenne.
Nous affirmons que le monde dans lequel nous vivons est notamment le fruit de cette histoire de plus de quatre siècles ; que ses traces sont toujours visibles, en Afrique et dans l’océan Indien, en Amérique et dans les Caraïbes, et en Europe ; qu’on ne peut pas comprendre les grands phénomènes auxquels nos sociétés sont confrontées – leur diversité et leurs fractures, leur inventivité et leurs contradictions, le jeu complexe en leur sein entre le particulier et l’universel… – sans analyser leurs liens avec ce passé et les héritages qu’il nous a légués.
Ces liens ne sont pas univoques. Ils doivent être historicisés, contextualisés, mis en perspective. Ils nous obligent à interroger les notions de race et de racisme, de domination et d’émancipation, d’identité et d’essentialisation, d’égalité et de discrimination… Ils nous permettent de comprendre comment l’idéal universel des droits humains s’est frotté à la réalité des intérêts économiques, politiques, sociaux ; par quels combats il a dû passer pour s’imposer ; et les limites auxquels il se heurte encore aujourd’hui.
C’est le travail des sciences sociales et des humanités que d’éclairer toutes ces questions, et c’est l’honneur et la force des institutions de recherche que de le faire en garantissant à toutes les chercheuses et tous les chercheurs le respect absolu de leur liberté académique. C’est la raison pour laquelle ce principe a en France une valeur constitutionnelle et il ne saurait être question de l’altérer. Plus que jamais, nous avons besoin de penser et de débattre, c’est-à-dire de confronter nos idées dans les universités et les centres de recherche spécialisés. Cet exercice intellectuel n’a rien d’effrayant. Bien au contraire. Peut-on imaginer, un instant, que les universités du pays d’Aimé Césaire, de Maryse Condé, de Frantz Fanon, de Léon-Gontran Damas, d’André et Simone Schwarz-Bart soient absentes de la réflexion mondiale sur les questions coloniales et post-coloniales ?
Les mémoires de l’esclavage et de la colonisation ne concernent pas seulement certaines communautés, ou certains territoires. Elles appartiennent à notre mémoire commune. Elles sont parties intégrantes, et pas les moindres, du long chemin qui a vu la France se construire sur les ruines de l’Ancien Régime en une démocratie, en une nation, en une République, et se déployer sur tous les continents. Le dire est un effort aussi salutaire que nécessaire pour la cohésion nationale.
Force est pourtant de constater que, aujourd’hui, malgré les nombreux travaux des chercheuses et des chercheurs, de nombreux faits majeurs de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation restent largement méconnus. Comme la FME l’a montré dans une note récente, une bonne partie des élèves de France, risquent de n’entendre jamais parler, par exemple, de la Révolution de Saint-Domingue durant leur parcours scolaire, sauf à compter sur la compétence de tel ou tel professeur, et, lorsqu’ils cherchent à approfondir sur internet, quand ce n’est pas sur les réseaux sociaux, leur compréhension de cette histoire complexe, ils n’ont souvent accès qu’à des sources tronquées ou déformées qui contribuent à véhiculer des contresens historiques. Trop souvent, nous constatons les déficits dans la connaissance commune de cette histoire, et nous affirmons l’importance et l’urgence de sa transmission et de sa vulgarisation.
Une démocratie forte ne craint pas le débat : elle le cultive. Elle n’a pas peur de regarder les blessures de son passé : elle se renforce en le faisant. Elle ne rejette pas le pluralisme – de cultures, d’opinions, de croyances… – : elle est ce cadre dans lequel le pluralisme peut s’exprimer de manière harmonieuse.
Un tel projet ne peut se construire que sur le savoir, la raison, le dialogue.
C’est pour cela que nous avons plus que jamais besoin d’une recherche en France sur l’histoire de l’esclavage et ses héritages qui soit reconnue dans nos frontières comme à l’international, en dialogue avec le monde, indépendante et capable d’éclairer et d’analyser les politiques publiques.
C’est pour cela que nous avons plus que jamais besoin des professeurs, et que nous voulons affirmer l’importance de l’éducation, de la transmission du savoir, de la formation de l’esprit critique pour la construction d’une démocratie forte et fidèle à ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité.
Ils sont nombreux aujourd’hui, ceux et celles qui travaillent à mieux faire connaître cette histoire, à mieux nous en faire comprendre le sens, et qui nous aident à en tirer les leçons, contre toutes les formes de racisme, de discrimination et d’exploitation. Nous, membres du Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, sommes à leurs côtés pour les accompagner dans cette tâche républicaine essentielle.