Jeanne Odo fut un symbole sous la Révolution française du combat pour la liberté et l’égalité des esclaves et des libres de couleur.
Les chroniques de la Révolution évoquent pour la première fois le nom de cette femme métisse de Saint-Domingue lorsque le 3 juin 1793 elle se présente à Paris avec une délégation de libres de couleurs au Club des Jacobins pour y défendre l’abolition de l’esclavage, qui sous la pression des intérêts coloniaux ne cesse d’être repoussée par les assemblées révolutionnaires depuis 1789. Les articles de l’époque notent tous son grand âge : on dit qu’elle serait âgée de 114 ans, et qu’elle serait donc née vers 1679 à Port-au-Prince sur l’île de Saint-Domingue (actuelle République d’Haïti).
En réalité, on ne sait rien de sa vie avant cette date, sinon qu’elle appartenait à la petite communauté de personnes noires ou métisses issues des colonies qui vivaient alors à Paris, et qu’elle aurait déjà figuré parmi les membres de la Société des Gens de Couleur fondé par le propriétaire métis de Saint-Domingue Julien Raimond, leader des libres de couleur dans la capitale depuis le départ de Vincent Ogé en 1790.
Sa démarche s’inscrit dans le mouvement de revendication des libres de couleur des colonies qui depuis 1789 demandent à ce que le principe d’égalité garanti par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen leur soit enfin appliqué, contre la volonté des colons blancs qui refusent de leur accorder la pleine citoyenneté.
Tout le long du 18ème siècle en effet, on a vu dans les colonies françaises d’Amérique et de l’Océan Indien se développer des discriminations de la part des colons blancs qui forment l’élite dirigeante de ces territoires à l’encontre des “libres de couleur”, qui ne sont ni blancs (mais issus de mariages mixtes ou de parents noirs), ni esclaves (car nés libres ou émancipés après avoir connu l’esclavage).
A partir de 1789, les tensions s’exacerbent : en effet, les colons blancs ont obtenu une représentation de six députés à l’Assemblée constituante, qui ne prend pas en compte les 30 000 “libres de couleur” de la colonie, et les privent ainsi de représentation. Et sous la pression du puissant Club de Massiac, que les colons ont formé à Paris au moment même était votée la déclaration des droits de l’homme, les assemblées révolutionnaires refusent de reconnaître la citoyenneté des libres de couleur. Ceux d’entre eux qui se trouvent à Paris fondent alors la Société des Citoyens de couleur, chargée de défendre leurs droits auprès de l’Assemblée constituante, à laquelle ils adressent plusieurs pétitions.
En août 1791, l’insurrection éclate à Saint-Domingue. Elle rassemble les esclaves révoltés et les libres de couleur contre les colons blancs qui refusent toute évolution. La Société des Citoyens de couleur diffuse la nouvelle en France. Les libres de couleur se mobilisent également pour défendre la métropole attaquée, en formant la Légion des Américains, où s’illustrera notamment le chevalier de Saint-Georges. Les événements dans la colonie radicalisent les positions et poussent de nombreux libres de couleur, longtemps réticents à l’abolition, à soutenir la fin de l’esclavage. C’est dans ce contexte que, le 3 juin 1793, Jeanne Odo entre en scène.
A la tête d’une délégation de membres la Société des Citoyens de couleur et de soldats de la Légion des Américains, elle est reçue au club des Jacobins. Installée à la tribune, elle demande aux Jacobins leur soutien en faveur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies. A la fin de la séance, elle est acclamée par la salle, qui admire et respecte la détermination de cette femme de 114 ans.
Le lendemain, 4 juin 1793, la même délégation est reçue par la Convention. Les articles de l’époque rapportent que Jeanne Odo a remis aux parlementaires le drapeau de l’”union”, un drapeau tricolore représentant trois personnages : un Noir sur la bande bleue, un Blanc sur la bande blanche et un métis sur la bande rouge. Les trois hommes sont debout et portent une pique surmontée du bonnet de la liberté. Sur le drapeau, on peut lire la devise : « Notre union fera notre force ». La Convention accepte de recevoir l’étendard, baptisé « signal de l’union » comme symbole de l’union entre la Révolution française et la révolution de Saint-Domingue. Les députés se lèvent pour saluer Jeanne Odo. L’abbé Grégoire lui rend hommage, avant de demander à l’assemblée la fin de cette “aristocratie de la peau” que le préjugé de couleur a construit dans les sociétés coloniales.
Mais il faudra attendre encore plus de huit mois, et l’accélération des événements à Saint-Domingue, où l’envoyé de la Convention Sonthonax décide en septembre d’abolir l’esclavage afin de se gagner les faveurs des insurgés qui sont en passe de l’emporter, pour que la Convention étende enfin cette décision à toutes les colonies, le 4 février 1794. Lorsque le peintre Nicolas André Monsiau représente le vote du décret par l’assemblée, Jeanne Odo est représentée, en majesté, sur la tribune, symbole par son âge de toutes les générations réduites en esclavage par la France depuis plus d’un siècle, et par sa présence du mouvement victorieux des esclaves et des libres de couleur révoltés au nom de la liberté et de l’égalité. Elle disparaît des chroniques après 1794.
Sources d'informations
Pour en savoir plus :
"Jeanne ODO ou l’humanité des Africains, deux portraits 1791-1794", par Florence Gauthier, Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Nantes, n°5, 2003, pp. 64-82.
L’abolition de l'esclavage par la Convention, le 16 pluviôse an II / 4 février 1794, par Nicolas André Monsiau (1754 - 1837), Histoire par l’Image.
Chapitre 3 : Arrêt sur image : "la Déclaration des droits déchirée annonce le triomphe prochain de Julien Raimond et de ses alliés, Grégoire, Pétion et Robespierre", dans L’aristocratie de l’épiderme, par Florence Gauthier, CNRS Editions, 2007.
La séance du 4 juin 1793 de la Convention, par les archives de l'Assemblée nationale.