Queimada de Gillo Pontecorvo :
Un brûlot anti-impérialiste, anti-colonial et anti-esclavagiste
- Le générique d’ouverture et écouter Abolisson, la bande originale composée par Ennio Morricone
En janvier 1971, lors de la sortie en France de Queimada, Gillo Pontecorvo (1919-2006) est considéré comme un réalisateur sulfureux. Cinq ans plus tôt, dans La Bataille d’Alger (1966), adoptant le point de vue du FLN, le réalisateur italien dénonçait la guerre d’Algérie et notamment l’usage de la torture par les forces militaires françaises, ce qui vaudra à son film d’être censuré par le pouvoir gaulliste.
Cependant, le grand succès de La Bataille D’Alger aux États-Unis assure à Pontecorvo une grande liberté artistique. Grâce au soutien financier de la United Artists et du producteur Alberto Grimaldi qui a travaillé avec Sergio Leone et Sergio Corbucci, Pontecorvo peut envisager de tourner Queimada comme une grande fresque historique marxiste. Si le film se déroule au début du XIXe siècle, dans une île imaginaire des Antilles baptisée « Queimada », cela n’atténue en rien le propos politique toujours aussi incisif de Pontecorvo. Sa seule concession sera de situer son récit dans une colonie portugaise plutôt qu’espagnole comme il l’avait imaginé d’abord (tout en s’inspirant largement de l’histoire de la révolution haïtienne), afin de ne pas gêner ses producteurs qui avaient des liens importants avec la dictature franquiste.
À la fin des années 1960, les conséquences du colonialisme sont encore vives : des jungles du Viêt-Nam à celles de l’Amérique Centrale, l’impérialisme américain est omniprésent, le Portugal possède toujours des colonies en Afrique, et malgré les indépendances la France continue d’exercer son influence sur ses anciennes possessions africaines. En racontant un soulèvement d’esclaves et l’accès à l’indépendance d’une colonie portugaise, Queimada met en lumière l’influence négative des grandes puissances occidentales dans leurs anciens empires. Loin d’être une « simple » dénonciation d’une situation historique dépassée, le tour de force de Pontecorvo est de montrer comment l’esclavage n’est pas un sujet historique déconnecté du présent mais au contraire l’origine des maux rongeant la société contemporaine.
Le scénario est centré sur un espion de sa Majesté britannique, William Walker (Marlon Brando), qui est envoyé à Queimada pour déstabiliser le gouvernement colonial portugais dans le seul but de renforcer les intérêts économiques anglais par la prise de contrôle du commerce de la canne à sucre. Pour mener à bien sa mission, il fait de José Dolores (Evaristo Marquez dans son premier rôle), un Noir porteur d’eau, le leader d’une révolte d’esclaves qui doit conduire à l’abolition de l’esclavage et mener au pouvoir un gouvernement fantoche pro-anglais mené par le bourgeois métis Teddy Sanchez (Renato Salvatori dans un curieux blackface). Mais, poussé à la révolte par Walker, Dolores s’avère rapidement incontrôlable, les manipulations de l’espion anglais ne menant qu’à une confrontation inéluctable.
En 1968, Queimada préfigure et annonce un changement essentiel dans la représentation de l’esclavage au cinéma en étant le premier long-métrage à s’écarter des visions idéalisées hollywoodiennes pour proposer un récit porté par une charge critique particulièrement féroce. En montrant une communauté soudée autour de pratiques culturelles propres (culture vaudou, marronnage), Pontecorvo devance ses compatriotes Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi et leur édifiant Addio Zio Tom (1971), Richard Fleischer et son Mandingo (1975) ainsi que La Ultima Cena (1976) du cubain Tomás Gutiérrez Alea ou encore Quilombo (1984) du brésilien Carlos Diegues – à propos du Quilombo de Palmares, contre-société de Marrons dans le Brésil du 17ème siècle, dirigée par le chef Ganga Zumba auquel Diegues avait déjà consacré un film, Ganga Zumba (1964). Loin de proposer un portrait manichéen de la société coloniale esclavagiste, Pontecorvo dépeint les divisions parmi la population noire : alors que certains sont prêts à la révolte permanente, d’autres collaborent étroitement avec les Anglais.
Prenant à revers la mise en scène hollywoodienne par l’emploi de techniques empruntées autant au docufiction (caméra portée à l’épaule) de Peter Watkins (La Bataille du Culloden [1964]) qu’au cinéma néoréaliste (emploi indifférencié d’acteurs professionnels et d’acteurs locaux non professionnels), Pontecorvo filme son récit tel un reportage télévisé conférant à son œuvre une portée éducative évidente.
Dès le générique d’ouverture, le ton est donné lorsque la bande originale signée Ennio Morricone retentit. Empruntant aussi bien à la musique classique qu’au répertoire du folklore caribéen, le thème du film est accompagné de chants polyphoniques répétant inlassablement le mot « Abolisson » (abolir) alors que se succèdent à l’écran des images tirées du film. Augurant le destin tragique de l’île de Queimada, l’écran est constamment envahi par des taches rouges et jaunes symbolisant le feu de la révolte et le sang qu’elle fera couler. Quelques instants plus tard, alors que le spectateur rencontre pour la première fois le regard électrique de William Walker sur le pont de la goélette le conduisant à destination, on entend le capitaine lui expliquer que Queimada signifie « brûlée » en portugais, renvoyant à la décision d’incendier l’île en 1520 pour briser la résistance des Indiens. Cette première scène redouble l’atmosphère du générique et annonce le destin funeste de l’île lorsqu’elle passera aux mains des Britanniques. L’histoire se répète toujours, suggère Pontecorvo.
Si Queimada multiplie les sources d’inspiration pour construire son intrigue, l’analyse proposée par Pontecorvo d’une ancienne colonie indépendante mais sous le contrôle économique d’une puissance européenne rappelle le rôle qu’a longtemps joué la France sur son ancienne colonie Haïti, à travers la dette écrasante qu’en 1825 Charles X a forcé le jeune Etat à contracter auprès de son ancienne métropole pour dédommager les anciens propriétaires esclavagistes chassés de l’île par la Révolution et l’abolition de l’esclavage. Un « asservissement par la dette » qui s’est poursuivi au 20ème siècle quand les Etats-Unis ont pris le relais de la France auprès d’Haïti après avoir envahi et occupé le pays pendant 19 ans entre 1915 et 1934. Alors qu’Haïti continue de subir les conséquences de cette histoire, celle-ci a fait l’objet en 2022 d’une grande enquête du New York Times au rayonnement mondial. Près de cinquante-cinq ans après sa sortie en salles, Queimada continue donc de résonner dans l’actualité avec une étonnante modernité.