django unchained
tarantino, l'esclavage et le cinéma

  • Extrait du film Django Unchained

ESCLAVAGE & CINEMA – Une série de la FME proposée par Antoine Guégan, historien du cinéma, ancien boursier de thèse FME/ Musée du quai Branly - Jacques Chirac

 En 2012, lorsque Django Unchained sort en salles, Quentin Tarantino s’est vu reproché d’avoir conçu son film comme un western spaghetti dénonçant l’esclavage, preuve, selon les critiques, d’une certaine dérision sur l’Histoire. À l’instar de Spike Lee, certaines personnalités ont attaqué Tarantino sur sa mise en scène et l’emploi abusif du mot « nigger » : « L'esclavage américain n'était pas un western spaghetti de Sergio Leone. C'était un holocauste. Mes ancêtres sont des esclaves. Volés en Afrique. Je vais les honorer. » Si ces reproches fondés sur une réflexion historique et sociale sont pertinents, ils s’opposent au projet même de Tarantino. S’il est évident que le style visuel et narratif de Tarantino peut sembler peu en adéquation avec un sujet aussi sérieux, c’est oublier que le réalisateur a envisagé Django Unchained comme une réflexion sur la mémoire du cinéma et ses mythes plutôt que comme la volonté de faire une œuvre historiquement fidèle. Cinéphile invétéré, Tarantino propose une véritable réflexion sur la mémoire de l’esclavage au cinéma. Connu et reconnu pour sa tendance à multiplier les références appuyées, Tarantino démontre dans Django Unchained sa connaissance érudite du sujet. Si les références de Tarantino s’ancrent généralement dans les années 1970, le réalisateur prend également un certain plaisir à déconstruire certains des mythes les plus anciens de l’histoire du cinéma en les revisitant.

Dans l’une des séquences les plus marquantes, avec jubilation, Tarantino use de la forme du pastiche pour déconstruire l’une des scènes fondatrices du cinéma américain : la folle chevauchée du Ku Klux Klan dans La Naissance d’une Nation. Moment d’anthologie, cette séquence démontre la force du montage narratif et l’efficacité du travelling en propulsant les spectateurs au cœur de l’action. Capirotes enfoncés sur la tête, avec pour musique extradiégétique La Chevauchée des Valkyries de Richard Wagner, le KKK est glorifié en digne descendant des chevaliers teutoniques luttant pour mettre un terme à la terreur instaurée par les Noirs nouvellement libérés. Dans la version revisitée, Wagner est remplacé par Giuseppe Verdi et son Dies Irae, choix qui n’a rien d’anodin puisque les deux compositeurs ont été politiquement instrumentalisés : tous les deux nés en 1813, Wagner a été associé aux nazis tandis que Verdi, par son implication dans la réunification italienne, est devenu l’une des grandes figures du Risorgimento. Chez Tarantino, les capirotes ont été remplacés par de simples cagoules attachées par une fine cordelette autour du cou, image qui renvoie aux lynchages des Africains-Américains : les bourreaux se transforment alors en condamnés à mort. En pleine nuit, torche à la main, le KKK lance un raid contre la roulotte du Dr. Schultz et de Django. Tarantino reprend et multiplie les cadrages et mouvements de caméra de Griffith. La séquence ne pourrait pas être plus parfaite mais le rythme est brutalement brisé par un court flashback ramenant le spectateur quelques instants plus tôt dans une scène où  les membres du KKK débattent virulemment. La raison de cette dispute ? Peu adaptée à une chevauchée, la fameuse cagoule ne fait pas l’unanimité. En effet, lors de l’assaut, les petits trous ne seraient plus alignés avec les yeux rendant les cavaliers partiellement aveugles. Dispositif comique qui annule la vision griffithienne de ces cavaliers en divinités et finit de renverser le sens de BOAN.

Autre monument culturel associé à l’esclavage et son abolition, La Case de l’oncle Tom est également victime de l’entreprise de déconstruction imaginée par Tarantino notamment le personnage de Stephen (Samuel L. Jackson), domestique de Calvin Candie qui apparaît comme une adaptation exemplaire de la figure de « Tom ». À l’image des premières incarnations cinématographiques, le personnage est vieilli, il se déplace avec peine à l’aide d’une canne et s’exprime dans un anglais stéréotypé. Du personnage comique qu’il interprète initialement, Stephen apparaît progressivement comme l’incarnation du mal absolu faisant preuve d’une grande intelligence. Un retournement de situation dévoile que la position réelle de Steven au sein de la plantation n’est pas celle d’un fidèle domestique mais d’un proche conseiller de Calvin voire d’une figure paternelle autoritaire. Comprenant au cours d’un dîner que le véritable motif de la venue de Schultz et Django n’est pas l’achat de lutteurs mandingues mais celui de Broomhilda (la femme de Django), Stephen joue alors le rôle du parfait esclave niais pour demander un aparté avec Candie. Dans la séquence suivante, cadré en plan rapproché de dos, Stephen est assis dans un large fauteuil en cuir adoptant l’attitude d’un Blanc. L’arrivée de Candie déclenche un panoramique circulaire autour de Stephen se concluant par un gros plan sur son visage. C’est ici que les rôles s’inversent : la position assise de Stephen devrait être celle du maître. Verre de brandy à la main, confortablement assis, Steven abandonne sa diction stéréotypée pour un anglais contemporain familier – la voix réelle de l’acteur Samuel L. Jackson – avec un ton condescendant et supérieur : il n’appelle plus son maître Monsieur Candie mais Calvin. Pouvant naviguer aussi bien dans le quartier des esclaves que dans la maison du maître, Stephen jouit de privilèges renforçant sa position afin de mieux survivre dans le milieu esclavagiste. Certes, ce retournement de situation renforce son lien avec Candie mais il se moque également des spectateurs qui avaient accepté ce rôle de personnage caricatural. Après avoir révélé sa véritable nature et avant d’être tué par Django, Stephen abandonne sa canne et sa démarche claudicante comme pour mieux le défier. En montrant Stephen allant au-devant de sa mort, Tarantino tue symboliquement le personnage de Tom et rappelle aux spectateurs qu’ils sont facilement influençables. Si le spectateur a accepté avec autant de facilité le « premier » Stephen, c’est qu’il correspond toujours, dans l’imaginaire populaire américain, au majordome noir caricatural. 

Aussi peu vraisemblable que les deux héros, le rôle de Stephen n’en est pas moins crucial dans la construction de la nouvelle mythologie du Vieux Sud proposée par Tarantino. En concentrant toutes les mémoires cinématographiques de l’esclavage dans son film, le réalisateur-cinéphile s’amuse à imaginer un autre Sud dans lequel les esclaves pouvaient se transformer en super-héros et se révolter en massacrant leurs maîtres dans des bains de sang. Tarantino ne s’amuse pas tant avec l’histoire qu’avec les films qui ont établi les codes du mélodrame de plantation en proposant une autre vision du Sud esclavagiste influencé par l’univers des westerns spaghetti.  

 

Pour en savoir plus :

© Antoine Guégan / Fondation pour la mémoire de l’esclavage
 

 

La série Esclavage & Cinéma