Écrivaine et pédagogue, pionnière dans la lutte pour la cause noire et l’émancipation des femmes, l’Antillaise Suzanne Lacascade a publié en 1924 son premier et unique roman : Claire-Solange, âme africaine.
Les origines et l’histoire familiale de Suzanne Lacascade sont représentatives de la classe dite des « mulâtres » antillais. Son père, Théodore Lacascade (1841-1906), était le fils d’un esclave affranchi à Saint-François (Guadeloupe) en 1838. Formé à l’École de santé de la Marine, il s’est illustré en rédigeant un pamphlet contre le recours à l’engagisme (système de contrat proche de l’esclavage utilisé pour attirer des travailleurs indiens et africains dans les plantations des colonies françaises après 1848) pour remplacer les nouveaux libres. Élu député de la Guadeloupe en 1875, Théodore siège à l’extrême-gauche de l’Assemblée nationale pendant quatre ans, puis entre dans l’administration coloniale, devenant notamment gouverneur à Tahiti (où il croise Gauguin qui fera de lui une caricature raciste) puis à Mayotte.
La famille maternelle de Suzanne Lacascade est martiniquaise. Louis Fabien, son arrière-grand-père, est un commerçant libre de couleur dont la vie a été bouleversée en 1824 lorsqu’il est condamné aux galères et marqué au fer rouge dans le cadre de « l’affaire BIssette », du nom de son principal accusé, le métis martiniquais Cyrille Bissette. Avec Louis Fabien et Jean-Baptiste Volny, BIssette est condamné pour avoir introduit en Martinique une brochure intitulée De la situation des gens de couleur libres aux Antilles, qui dénonce les discriminations subies par les libres de couleur dans les colonies. Réhabilité en 1828, Louis Fabien fondera à Paris avec Cyrille Bissette la Société des hommes de couleur et consacrera le reste de sa vie à la cause abolitionniste.
Une enfance partagée entre Fort-de-France et les palais du gouvernement de Papeete puis Dzaoudzi ne prédisposait pas Suzanne à devenir parisienne. Première « femme de couleur » reçue au baccalauréat en 1904, elle obtient ensuite une licence ès-lettres à la Sorbonne puis prépare une thèse de psychologie expérimentale. Pour subvenir à ses besoins, elle devient répétitrice et rédige des articles, notamment pour le jourrnal Les Veillées des chaumières. Au lendemain de la guerre, elle prend la direction du cours Lacascade, fondé avec ses trois sœurs dans le XVIe arrondissement de Paris. À quarante ans, elle publie Claire-Solange, âme africaine, aux éditions Eugène Figuière.
L’héroïne, âgée de dix-neuf ans, débarque en 1914 à Paris, en compagnie de son père, un administrateur colonial français, et d’une partie de sa nombreuse famille martiniquaise. La petite troupe est accueillie par la tante paternelle de Claire-Solange dans son hôtel particulier du XVIe arrondissement. Dans l’espoir de retenir près d’elle son beau-frère et sa nièce, leur hôtesse présente son filleul à la jeune fille… Mais c’est sans compter sur la personnalité de Claire-Solange. Dès son entrée en scène, elle multiplie les revendications et les provocations, en se déclarant « nègre » et « africaine » : « Je suis Africaine, clamait Claire-Solange… Africaine par atavisme et malgré mon hérédité paternelle ! Africaine comme celle de mes aïeules dont nul ne sait le nom sauvage, et que la traite fit échouer esclave aux Antilles, la première de sa race… »
Sans être une autobiographie, le roman se fait l’écho des préoccupations de son autrice : transmission de la mémoire de l’esclavage, revendication d’une généalogie africaine matrilinéaire, éloge d’une créolité au féminin et affirmation d’une identité complexe : « Hélas ! si je leur parais blanche, aux nègres, si l’Afrique et l’Europe me renient, de qui me sentirai-je la sœur jamais ? ».
Consacré en 1925 par le prix Montyon de l’Académie française, le roman reçoit un accueil mitigé dans la presse. Bien qu’elle ait déclaré avoir d’autres projets littéraires, Suzanne Lacscade ne publiera plus. Sa vie se confond désormais avec celle du Cours Lacascade, installé à partir de 1930 dans l’hôtel Mezzara, construit par l’architecte Hector Guimard, rue Lafontaine. L’établissement, réputé pour sa pédagogie innovante, l’est aussi pour ses résultats. En 1956, Suzanne Lacascade cède le bâtiment à l’Éducation nationale et meurt dix ans plus tard en 1966, dans l’anonymat.
Claire-Solange, âme africaine, aurait sombré dans l’oubli si Maryse Condé ne l’avait pas étudié et enseigné dans les années 1970, le saluant comme « la première tentative littéraire faite par une femme de couleur des Antilles pour se doter de qualités originales ». Aujourd’hui, dans le sillage des Cultural Studies, des chercheuses anglophones et francophones manifestent un intérêt renouvelé pour Suzanne Lacascade, l’associant aux sœurs Nardal et à Suzanne Césaire, dans une relecture genrée du mouvement de la négritude. De leur point de vue, son roman apparaît d’autant plus original et fondateur qu’il précède de quelques années les premiers textes publiés de Paulette Nardal et d’une décennie ceux d’Aimé et Suzanne Césaire.
Le roman a été réédité en 2019 aux éditions L’Harmattan, avec une biographie détaillée de l’autrice.
Sources d'informations
- Théodore Lacascade a publié De l’Organisation du travail de la terre aux colonies françaises en 1872.
- En 1925, la Revue Extrême-Asie a consacré un long article à Suzanne Lacascade et publié l’un de ses rares portraits photographiques.
- La biographie complète de Suzanne Lacascade figure dans la réédition augmentée de Claire-Solange, âme africaine, par Emmanuelle Gall et Roger Little, collection Autrement mêmes, L’Harmattan, 2019.