Chantre de la culture antillaise
Eugène Mona, surnommé le « nègre debout », est un artiste de Martinique connu pour y incarner la « culture des mornes ».
Georges Nilecam né le 13 juillet 1943 au Vauclin (sud de la Martinique). Issu d’une famille pauvre, le jeune Georges n’est pas scolarisé et dès l’âge de 10 ans, il travaille entre Fort-de-France et Saint-Pierre.
Au tout début des années 1960, il choisit de tout quitter pour vivre au Marigot, commune située dans le nord atlantique de l’île entre les mornes (monts) et la mer, où il va prendre le nom d’Eugène Mona. Là-bas, il travaille comme charpentier-ébéniste chez la famille Crassous.
Sur son temps libre, il apprend à lire et à écrire et évolue au sein du groupe folklorique de la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) du Marigot dirigée à l’époque par madame Renard. En découvrant les arts de la scène, il embrasse sa vocation d’auteur, compositeur, musicien et chanteur. C’est aussi dans le cadre de la MJC que le jeune Eugène Mona va découvrir l’histoire de la Martinique et en particulier celle de la traite négrière et de l’esclavage colonial. De nature curieuse, il va lire et apprendre sur son île, sur l’histoire du monde qui l’entoure et va aussi devenir un fervent défenseur de la culture et de l’histoire de la Martinique.
Son instrument emblématique est la fameuse flûte en bambou martiniquaise appelée en créole la toutoun’ banbou, la flûte des mornes. Il apprend à jouer et à exceller dans cet art grâce à son ami et frère d’armes le musicien martiniquais Max Cilla (surnommé le « père de la flûte des mornes »), et crée un groupe avec ses compagnons de route de la MJC et d’autres musiciens de l’île.
Sa musique est profondément ancrée dans l’histoire et dans la culture martiniquaise.
En premier lieu dans son orchestration, alors que dans les années 1960-1970, la Martinique et la Guadeloupe sont en pleine vague kadans (cadence) et konpa (compas) il choisit de faire une musique sans instrument mélodique à l’exception de la flûte des mornes et par moment de l’accordéon. L’orchestration de Mona repose essentiellement sur le mélange des tambours et des percussions, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là. Aux côtés des congas, du chacha (instrument idiophone), il met le traditionnel tanbou bèlè (tambour martiniquais), le tanbou di bass (tambour à deux faces), le tibwa (percussion faite en bambou), le triangle, et des tambours tamouls (l’une des traces sonores de l’engagisme indien à la Martinique après l’abolition de l’esclavage de 1848).
Ensuite par la puissance de ses textes, qu’ils soient en créole ou en français, et qui font de sa musique un hymne à la Martinique et à sa population : dans ses chansons, il évoque son île, la nature, son peuple et son histoire faite de colonisation, de la traite, de l’esclavage, mais aussi du sacré et du divin, ainsi que sa condition d’homme noir, qui est centrale et récurrente dans son œuvre – Mona ne craint jamais d’aborder la question de la race et de la domination de l’homme par l’homme.
Son premier hit Boi Brilé, sorti en 1973, rend hommage aux hommes, aux femmes et aux enfants noir.e.s né.e.s dans les sociétés esclavagistes et coloniales des Amériques et de la Caraïbe. Passionné par le blues et les negro-spirituals, il a souvent eu l’occasion de répéter en interview que le blues est l’apanage des peuples-afro descendants et que sa musique est une forme de blues.
Ce sont tous ces éléments qui font que la musique de Mona est décrite comme « des mornes », une musique venant de la Martinique profonde, une musique jugée par le public comme authentique et qui raconte la campagne et ses habitant.e.s.
Dans ses biguines, ses valses, ses mazurkas, ses blues, Eugène Mona parle de sa spiritualité et de ses croyances. Il se produit toujours pieds nus et souvent le buste nu, la barbe non taillée et les cheveux en afro. Sa peau noire, son gabarit et sa voix puissante en font une sorte d’incarnation du nèg mawon (marron, esclave en fuite). Il manifeste aux côtés de militant.e.s écologistes et anticolonialistes. Son caractère mystique et ses diatribes lui donnent des airs de prophète et en font un personnage clivant et fascinant.
Tout au long de sa carrière, celui qui était dans la vie comme il était à la scène, va déchaîner les passions au sein du public martiniquais. Pour certains, c’est un visionnaire, un génie, pour d’autres, c’est un marginal un peu saugrenu venu d’une autre époque. Pourtant, partout où il se produit les salles sont bondées. Il a l’occasion de faire des tournées en Hexagone où il rencontre un énorme succès auprès d’un public très divers.
Le samedi 21 septembre 1991, alors qu’il a 48 ans, Eugène Mona décède brutalement d’un accident vasculaire cérébral à son domicile à Fort-de-France. Un an, auparavant, il avait offert à son public son dernier et 8e album Blan Manjé/Blanc Manger.
Sa disparition suscite une immense vague de tristesse en Martinique. Les personnes interrogées lors des micros-trottoirs expriment leurs regrets de n'avoir pas compris assez tôt l’artiste et l’importance de son œuvre. A cette reconnaissance populaire se mêlent aussi des éléments plus mystiques, reflets de la spiritualité du musicien lui-même, comme en témoigne une anecdote devenue célèbre dans le territoire : avant son décès, Eugène Mona aurait déclaré que son corps formerait un triangle sur la Martinique, et c’est bien ce qui se produisit après son décès : il meurt à Fort-de-France, sa dépouille est emmenée à l’église du Marigot pour célébrer ses funérailles et elle est inhumée au cimetière du Vauclin.
La réalisation de cette « prophétie » (et d’autres selon les récits de ceux et celles qui l’ont côtoyé), ajoutée au contexte de sa disparition violente, a ainsi contribué à ériger la figure d’Eugène Mona en héros à titre posthume. Sa figure au fil du temps est devenue l’un des piliers de l’identité et de la culture martiniquaises.
Comme l’a écrit le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant :
« L’ombre de Mona est un aussi grand musicien que Mona lui-même.
Sources d'informations
- « Eugène Mona, musicien créole des années 1980" par Dominique Cyrille | Médiathèque Caraïbe (Laméca) ». juillet 2003.
- "Le récit musical de l’esclavage et du colonialisme dans l’imaginaire d’Eugène Mona", La Fabrique Décoloniale, réal. 2024.
- Film : Sur les traces de Mona de Nathalie GLAUDON, réal.
- Podcast Une chanson en histoire, hors-série "Eugène Mona")