12 octobre 1822
L’insurrection du Carbet
en Martinique
12 octobre 1822
L’insurrection du Carbet en Martinique
Dans la nuit du 12 au 13 octobre 1822 éclate en Martinique l’une des plus importantes révoltes d’esclaves de l’histoire de ce territoire.
Octobre 1822 : ce qui reste l’empire colonial français dans les Caraïbes vit encore dans le souvenir de la révolution haïtienne, qui a vu 18 ans plus tôt Saint-Domingue, la principale colonie française à la fin du 18ème siècle, arracher son indépendance sous le nom de Haïti, après y avoir imposé l’abolition de dès 1793, une décision généralisée par la Convention à Paris le 4 février 1794. Mais cette décision n’a pas été appliquée en Martinique conquise en 1793 par les troupes britanniques avec la complicité des colons. Lorsque le territoire redevient français en 1802, Napoléon Bonaparte y maintient l’esclavage et accroît les discriminations que subissent les « libres de couleur ».
Après une nouvelle occupation par les Britanniques, de 1809 à 1815, la Restauration ouvre une période très favorable aux colons en Martinique, malgré l’interdiction (au demeurant mal appliquée) de la traite. Mais l’atmosphère est lourde, l’ombre de la révolution haïtienne suscitant une véritable psychose chez les colons, et des résistances sous des formes dissimulées chez les esclaves, comme l’épidémie « d’empoisonnements » de bétail et de personnes. Face à ces tensions, une juridiction d’exception, la cour prévôtale, a été instituée, qui sanctionne immédiatement et très durement les personnes esclaves soupçonnées de complot. C’est dans ce contexte qu’éclate la révolte de 1822, et c’est à cette aune qu’on peut comprendre sa très sévère répression, dans une société dominée par l’esclavage et le préjugé de couleur.
Le Carbet est une ville du nord-ouest de la Martinique qui fut le lieu où Pierre Benain d’Esnambuc a débarqué en 1635 pour la coloniser au nom de la France. Elle est très proche de Saint-Pierre, la véritable capitale économique de la colonie, où vivent et circulent de nombreux esclaves, et où se propagent facilement les nouvelles. La révolte prend naissance dans l’intérieur des terres, sur les flancs du Piton Vert. Sont installées là plusieurs plantations esclavagistes, principalement de café, ainsi que quelques habitations modestes possédées par des libres de couleurs.
En octobre 1822, autour d’un homme nommé Jean-Louis, esclave « câpre » c’est-à-dire avec trois grands-parents noirs et un grand-parent blanc dans le vocabulaire de l’époque, plusieurs dizaines de personnes fomentent une conspiration pour s’emparer de Saint-Pierre, et renverser l’ordre esclavagiste. Pour s’emparer d’armes, ils décident de s’attaquer aux plantations locales.
L’attaque est fixée au samedi 12 octobre, à 18h, alors que le soleil est couché, en commençant par l’habitation Ganat, dont ils tuent le propriétaire et pillent les biens pendant quatre heures. La troupe continue son raid dans les habitations alentour (Lévignan, Guibert-Sainte-Rose, Robert), tuant un autre propriétaire, blessant plusieurs personnes, semant le chaos, sans toutefois songer à gagner la côte pour prendre Saint-Pierre par surprise, alors que, pendant dix heures, personne ne les a arrêtés. Lorsque, à six heures du matin le 13 octobre, ils s’apprêtent à marcher sur le bas du Carbet, ils aperçoivent un détachement de gendarmes et se dispersent dans les bois, particulièrement touffus dans ce massif volcanique. La révolte ne se transformera pas en insurrection.
C’est alors le temps de la répression : les autorités locales, menées par le gouverneur-général Donzelot, mobilisent toutes les troupes disponibles pour rattraper les fugitifs, y compris les milices dans lesquelles sont enrôlés les libres de couleur, appelées depuis Fort-Royal (aujourd’hui Fort-de-France), à une trentaine de kilomètres. Une chasse à l’homme est lancée dans les mornes du Carbet, et une prime de 150 gourdes simples est promise à qui ramènera les chefs présumés du soulèvement, Jean-Louis mais aussi Narcisse, Pierre et Alexis. En novembre, Jean-Louis et Pierre courent toujours, la prime est portée à 200 gourdes et une description des deux hommes est diffusée :
« Le câpre Jean-Louis : taille de 5 pieds 3 pouces [1,70 mètres], âgé d'environ 24 à 30 ans, bien figure ronde, peau claire, yeux ordinaires, nez plat et large, bouche grande, lèvres épaisses, les cheveux pas très crépus, de petits favoris, belles dents, un petit anneau à chaque oreille, menton rond, ayant une petite cicatrice sur la poitrine, les jambes mal faites, le pied droit cassé et plus gros que l'autre, marchant le dos un peu courbé par suite d'une chute de cheval.
Pierre : nègre créole, âgé d'environ 35 à 40 ans, fortement constitué, taille de 5 pieds 3 pouces, manquant de cheveux sur la tête où il a une cicatrice, le nez très plat, grosses lèvres, belles dents, les deux bras brûlés jusqu'au coude. »
Jean-Louis est rattrapé mais Pierre, dernier fugitif encore en liberté, meurt le 9 novembre en chutant dans la mer du haut des falaises du Morne aux Bœufs, sans qu’on sache s’il s’est suicidé. En tout, une soixantaine de personnes dont neuf femmes sont jugées dès le début novembre. Sept, considérés comme les chefs survivants du soulèvement, sont condamnés à avoir le poing droit coupé puis la tête tranchée. Quatorze sont condamnés à la pendaison. Dix dont deux femmes, Apolline et Suzanne, sont condamnés à être fouettés, marqués et envoyés aux galères à perpétuité. Sept sont condamnés à 29 coups de fouet, 23 sont simplement remis à leurs maîtres. Les condamnés à mort sont exécutés en place publique le 19 novembre 1822.
Malgré ses efforts, le pouvoir ne trouvera chez les insurgés aucune preuve d’une complicité étrangère (alors que plusieurs voix s’élèvent en Martinique pour accuser Haïti), ni avec les marrons qui vivaient en petit nombre dans les mornes de l’intérieur, ni avec les « empoisonneurs », considérés comme le principal fléau de la colonie et dont les agissements ont alors donné lieu à des dizaines d’exécutions publiques.
Même si elle fut un échec, la révolte du Carbet montra que la Martinique n’était pas à l’abri d’une insurrection radicale comme celle qui fit basculer Saint-Domingue. Il n’avait manqué qu’un peu de rapidité aux insurgés pour provoquer un soulèvement d’une toute autre ampleur, s’ils avaient gagné dans la nuit et armés les villes de la côte. En mobilisant les milices des libres de couleur aux côtés des troupes coloniales, la répression soulignait également l’inéquité de traitement de ces personnes qui combattaient pour défendre l’ordre esclavagiste lorsqu’il était menacé tout en se voyant reconnaître des droits diminués pour la seule raison de leur origine.
Un an plus tard, un membre de l’une de ces milices, le libre de couleur Cyrille Bissette publiera secrètement une brochure pour critiquer ce régime discriminatoire : c’est le début d’une affaire appelée à devenir célèbre, qui va ébranler l’ordre colonial sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, et faire de Cyrille Bissette l’un des leaders du mouvement abolitionniste jusqu’à la suppression de l’esclavage par la 2nde République en 1848.
Ressources
- Le Drapeau Blanc, 14 décembre 1822
- La Gazette nationale, 23 décembre 1822
- Le Drapeau Blanc, 8 février 1823 [reproduction d’une lettre du procureur du roi]
- La Gazette nationale, 8 juin 1826
- La Gazette nationale, 5 juillet 1829
- Sur la révolte du Carbet : La révolte des esclaves du Carbet à la Martinique (octobre- novembre 1822), Françoise Thésée, Outre-Mers. Revue d'histoire 1993 #301, pp. 551-584
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Sur Cyrille Bisette