Rue Cases-Nègres
D'Euzhan Palcy
Aujourd’hui 13 juin 2022, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) remet sa médaille d’honneur à la réalisatrice et scénariste Euzhan Palcy. A cette occasion, Antoine Guégan revient sur son film Rue Cases-Nègres dans ce nouveau numéro de sa série pour la FME « Esclavage et cinéma ».
Le 3 mars 1984, au théâtre de l’Empire, Euzhan Palcy est récompensée du César de la meilleure première œuvre pour Rue Cases-Nègres. Elle devient la première femme réalisatrice et la première artiste noire à recevoir un César. Ce prix vient couronner la persévérance de la Martiniquaise qui a dû se battre pour que son film voit le jour.
A 17 ans, après la réalisation d’un premier film autoproduit, Euzhan Palcy quitte la Martinique pour Paris afin d’étudier à l’école Louis-Lumière. Elle y fait la rencontre de François Truffaut qui lui confie de petites tâches dans ses propres films. Marquée depuis l’adolescence par le roman La Rue Cases-Nègres (prix Lange de l’Académie française) de l’écrivain martiniquais Joseph Zobel, Palcy se lance dans l’écriture du scénario et reçoit les conseils de Truffaut afin de mener à bien son projet. Alors que le Centre national du cinéma (CNC) lui accorde une importante avance sur recettes, les grands studios français pourtant si friands de cette garantie financière, refusent d’investir. Pour Palcy, le constat est sévère mais évident : ignorant la vie et la culture des départements d’outre-mer, le milieu du cinéma français ne s’intéresse pas aux personnes noires et se désintéresse de leurs histoires, considérant que les spectateurs ne seraient pas au rendez-vous d’une fiction dont elles seraient les personnages principaux.
La jeune réalisatrice remporte une première victoire dans son combat pour boucler le financement de son projet lorsqu’elle convainc Michel Loulergue de devenir son producteur. Puis elle décroche le soutien d’Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France, qui apporte une contribution financière importante qui permettra le bouclage du budget. Ces difficultés à convaincre les décideurs hexagonaux ne sont pas propres à l’industrie cinématographique. Trois décennies plus tôt, Jospeh Zobel avait rencontré les mêmes lorsqu’il avait proposé son roman La Rue Cases-Nègres aux éditeurs parisiens.
Installé à Paris et déjà l’auteur de plusieurs nouvelles et romans, l’auteur martiniquais avait plongé dans ses souvenirs d’enfance pour écrire ce roman très personnel, ancré dans la Martinique rurale des années 1930. Parce qu’il employait dans son texte des tournures empruntées au créole, les éditions Robert-Laffont refusent le manuscrit qui sera finalement édité par la jeune maison d’édition Présence africaine en 1950. Plus de trente ans plus tard, Palcy se heurte aux mêmes réticences. Dans une interview sur France Culture, la réalisatrice se confie : « Très tôt, j'ai très mal supporté que cet art que j'aimais tant me fasse autant souffrir. Nous n'étions pas sur les écrans, nous les Noirs (...) ou quand je les voyais, c'était toujours dans des rôles complètement dégradants. » C’est bien cette absence à la fois de personnages noirs et de la mémoire des outre-mer dans les récits proposés par le cinéma français que Palcy tente de combler en adaptant La Rue Cases-Nègres.
Par l’influence de Truffaut, Palcy centre le récit sur José (Garry Cadenant), un jeune garçon vivant avec sa grand-mère M’man Tine (Darling Legitimus) dans la Martinique de l’entre-deux-guerres. Chacun matin, la Rue Cases-Nègres (ainsi étaient appelés les quartiers des travailleurs agricoles dans les habitations des Antilles depuis l’époque de l’esclavage) est désertée par les adultes qui partent couper la canne à sucre. Grâce à la clairvoyance et au sacrifice de sa grand-mère, José pourra obtenir une bourse d’études lui permettant d’accéder au lycée de Fort-de-France. Rue Cases-Nègres dévoile les blessures de l’histoire de la Martinique et les fractures de sa société coloniale. Malgré l’abolition de l’esclavage et l’instauration de la République, les mêmes familles de Noirs continuent à être exploitées par les mêmes familles békés à la tête des anciennes plantations.
Comme le titre le rappelle, dans ce monde encore dominé par la canne à sucre, les populations noires continuent de vivre dans une grande pauvreté dans les anciens quartiers d’esclaves et Rue Cases-Nègres assume ce lien entre le passé et le présent. Si à l’école José n’apprend presque rien de l’histoire douloureuse de son île, il n’en ignore rien grâce à ses conversations avec M. Médouze (Douta Seck) qui lui transmet la mémoire de leurs ancêtres africains arrachés de leur terre natale. Célébration d’une « négritude » chère à Aimé Césaire, ce passé commun est ainsi un bagage aussi précieux que les connaissances auxquelles l’école l’a ouvert, qu’il emporte avec lui en échappant au destin dans les champs de cannes à sucre auquel sa condition semblait le condamner.
Grâce à cette double éducation, José quitte ce monde de la campagne martiniquaise sans lui tourner le dos, et pourra ensuite raconter son histoire et celle des siens. En mettant en lumière après Joseph Zobel que les rapports socio-économiques à la Martinique n’ont pas évolué depuis la fin de l’esclavage, Euzahn Palcy dévoile la complexité de l’héritage de l’esclavage. Face à un récit officiel qui a trop souvent mis en avant les figures républicaines de l’abolition comme Victor Schoelcher, le roman aussi bien que le film comblent un manque et constituent en eux-mêmes des lieux de mémoire d’une histoire qui ferait enfin une place à l’expérience des populations noires avant et après l’abolition de l’esclavage.
Lorsque Rue Cases-Nègres sort en salles en 1983, les critiques sont élogieuses et le film rencontre le succès populaire avec plus de 3 millions de spectateurs. Avant même les Césars, Palcy reçoit le Lion d’argent à la 40e Mostra de Venise et Darling Legitimus remporte la Coupe Volpi de la meilleure actrice, pour son rôle de M’man Tine. Palcy a démontré avec panache aux financiers sceptiques du cinéma français qu’une histoire écrite et jouée par des Noirs peut captiver les spectateurs et qu’il y a un vrai besoin en France pour des films similaires. Mais, malgré le triomphe de Rue Cases-Nègres, ce n’est pas la France qui lui redonnera sa chance, mais les Etats-Unis : la Metro-Goldwyn-Meyer (MGM) accepte de produire son prochain film sur l’Apartheid en Afrique du Sud (Une Saison blanche et sèche, d’après le roman du même titre d’André Brink) et Marlon Brandon, impressionné par son talent, accepte de le tourner gratuitement. Aux Etats-Unis, Palcy trouve l’appui et les moyens qu’on refusait de lui donner dans son pays.
Le 12 mars 2021, lors de la 46ème soirée des Césars, lorsque Jean-Pascal Zadi reçoit à son tour le César du meilleur espoir masculin pour son film Tout simplement noir, c’est à Euzahn Palcy, pionnière trop souvent oubliée des palmarès du cinéma français, qu’il choisit de le dédier devant le public du théâtre Pleyel.
Sans langue de bois, un entretien avec Euzhan Palcy
- A propos de la médaille d’honneur de la SACD décernée à Euzhan Palcy
- A propos de Joseph Zobel, l’auteur du roman La Rue Cases Nègres
- A propos de Euzhan Palcy
Un long entretien dans lequel Euzhan Palcy revient sur sa carrière (en anglais)