Orson Welles et Haïti
- Pour écouter l’enregistrement d'Abednego the Slave
[version de 1946]
- Pour lire le script de « Alphabet in the Islands/Abednego » [version 1942]
- Pour en savoir plus sur Henri Christophe et Toussaint Louverture
- Pour écouter l’enregistrement de l’émission « Hello Americas : Haïti »
En 1931, poussé par Roger « Skipper » Hill – le directeur de son lycée –, le jeune Orson Welles (16 ans) se lance dans l’écriture d’une pièce de théâtre sur l’abolitionniste John Brown. Malgré leurs efforts, Marching Song ne sera ni publié ni mis en scène. Mais ce premier échec ne constituera pas un frein à l’imagination et l’ambition artistique d’Orson Welles. Faisant ses premières armes avec le théâtre, il profite du Federal Theater Project, financé par la politique du New Deal de Franklin Delano Roosevelt, pour manifester son attachement à Shakespeare et à la mémoire de l’esclavage avec une réinterprétation de Macbeth. Joué au Lafayette Theater à Harlem (New York) avec une troupe entièrement noire, Voodoo Macbeth connait un grand succès dès sa première le 14 avril 1936. L’audace de Welles est d’avoir transplanté Macbeth de l’Ecosse médiévale à Haïti à l’époque du roi Henri Christophe.
Deux ans plus tard, le 30 octobre 1938, sur les ondes de CBS, Welles devient une célébrité nationale à la suite de son adaptation radiophonique de La guerre des mondes de H. G. Wells. Pour Welles, la radio devient un terrain d’entraînement avant de franchir le cap de la réalisation. Fidèle à ses acteurs, il obtient grâce à sa notoriété grandissante que sa troupe The Mercury Theater (Ray Collins, Joseph Cotten, Agnes Moorhead ou encore Everett Sloane, pour les plus célèbres) soit toujours à ses côtés que ce soit à la radio ou au cinéma. En 1941, grand succès critique qui ne convainc pas les foules, Citizen Kane lance sa carrière cinématographique. Qualifié de jeune prodige par Hollywood, Welles n’oublie pas pour autant ses premières amours, le théâtre, la radio et la mémoire du combat contre l’esclavage.
En 1941, Welles renouvelle son contrat avec CBS Radio pour une série d’émission baptisée « Hello Americans ». Sponsorisé par le gouvernement américain pour célébrer l’amitié entre les Amériques du Nord et du Sud dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, « Hello Americans » permet aux auditeurs étasuniens de découvrir la culture et l’histoire des Amériques. Pensé comme un programme de propagande, « Hello Americans » n’en porte pas moins la marque de Welles : la thématique de la résistance à l’esclavage est abordée à plusieurs reprises, dans des créations pour lesquelles le réalisateur s’entoure comme d’habitude de la troupe du Mercury Theater.
Après un premier épisode consacré au melting-pot brésilien (avec Carmen Miranda) et un second dédié aux Andes, l’épisode du 29 novembre 1942 est simplement baptisé « The Islands ». Prenant comme point de départ la Révolution française, Welles met en scène l’histoire d’Haïti notamment l’action de Toussaint Louverture et le règne du roi Henri Ier (Henri Christophe). Emission en forme de montage sonore entre documentaire et fiction historique, proposant un mélange complexe de reconstitutions, de scènes inventées et de commentaires contemporains, lié par les voix d’un chœur de chanteurs haïtiens.
Avec talent, Welles fait parler des figures historiques : les voix de Toussaint Louverture, d’Henri Christophe, de Robespierre, du général Brunet (responsable de l’arrestation de Toussaint Louverture en 1802), de Napoléon ou encore de Simón Bolívar se croisent et se répondent, plongeant l’auditeur dans le feu de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et l’indépendance d’Haïti. Le réalisateur recrée pour l’oreille une vente aux enchères esclavagiste, il fait claquer le fouet et il est alors évident que la révolte est nécessaire pour renverser l’ordre injuste des empires coloniaux. Welles montre Toussaint Louverture en homme épris de liberté qui a toujours agi pour le bien de son peuple, et fait de lui un modèle à suivre.
En revanche, Henri Christophe est présenté comme un personnage corrompu, tyrannique et sanguinaire. Quant à Napoléon, qualifié de dictateur, il est décrit comme un traitre qui n’a jamais tenu ses promesses, et une menace constante pour la paix et la liberté : « ce n’est pas suffisant de dire que Napoléon était dangereux pour l’Europe, il l’était aussi pour l’Amérique, il l’était aussi pour Haïti où son mauvais exemple a rendu possible le règne de Henri Ier ». Afin d’affirmer son idéal antiraciste et antifasciste, Welles fait de cet épisode un pamphlet contre l’esclavage qui tranche avec l’idéalisation du Vieux Sud que Hollywood pratiquait à l’époque (Jezebel de William Wyler [1938], Autant en emporte le vent de Victor Fleming [1939]).
Un mois plus tard, le 20 décembre 1942, toujours dans le cadre des « Hello Americas », la quatrième partie du cycle « Alphabet in the Islands » s’intéresse à la Jamaïque. Reprenant les grandes lignes historiques de la précédente émission tout en ajoutant de nouveaux éléments à l’image d’une courte reconstitution sonore du passage du milieu, « Alphabet in the Islands » est une célébration paradoxale de la liberté qui ne peut se conquérir que par la révolte.
La dramatique radiophonique montre en effet la trajectoire empêchée d’Abednego, un Africain déporté et réduit en esclavage en Jamaïque. Dans la première partie de la création, Abednego rencontre à Saint-Domingue Toussaint Louverture et Henri Christophe avant qu’ils ne deviennent des figures historiques. De retour en Jamaïque, il est présenté au milieu d’esclaves en révolte. Initialement favorable à la rébellion, il décide finalement après la mort de son maître de ne plus suivre les révoltés qui s’apprêtent à se replier sur un fort afin de faire face à l’armée britannique. Il s’adresse à ses camarades en citant une phrase qui lui a dite Toussaint Louverture dans la première partie de l’histoire : « Vous ne prouverez rien en mourant sauf si vous mourrez en vous battant. » La chute de l’histoire est brutale : suivant l’exemple de Louis Delgrès, les révoltés rassemblés dans la place forte se suicident à l’explosif. Acte héroïque que les planteurs que Welles a réunis dans la scène finale commentent en passant, avant de changer de sujet et d’évoquer la qualité du rhum jamaïcain, en prenant Abednego à témoin ; « Oui, maître », répond-il, résigné. Musique de fin.
En 1946, dans le cadre des émissions radiophoniques du Mercury Summer Theater, Welles proposera une nouvelle version de « Abednego, l’esclave ». Diffusée le 16 août 1946, certains passages sont réécrits, d’autres sont ajoutés mais la fin est toujours aussi brutale. Face au renoncement d’Abednego, Welles laisse subtilement flotter le souvenir de ceux qui, en choisissant de mourir comme Louis Delgrès, sont allés jusqu’au bout de sa devise révolutionnaire « Vivre libre ou mourir ». Ou comment passer en contrebande un peu d’esprit rebelle à l’intérieur d’une émission grand public de la radio CBS, diffusée dans tous les Etats-Unis.