« Nous travail pour ayen »
Exile one - La mémoire en dansanT

  • La bande annonce de Tamango de John Berry

Exile One : « Nous travail pour ayen »,La mémoire en dansant

Exile One (ex Voltage 4) est un groupe de l’île de la Dominique fondé au début des années 1970 et composé de Gordon Henderson (leader), Kremlin Fingal, Oliver Cruickshank, Julie Mourillon, Vivian Wallace et Fitzroy Williams. Créateur de la « cadence lypso », un mélange de cadence et de calypso, leur musique est novatrice et rencontre un franc succès en Guadeloupe et en Martinique. En effet, à l’époque dans les Antilles anglophones, la musique en vogue est le calypso (né à Trinidad-et-Tobago) tandis que dans les Antilles francophones, c’est la cadence (merengue haïtien) qui est la base du compas. En combinant les deux genres Exile One créé une musique faite pour séduire l’ensemble de la Caraïbe insulaire et plus encore.

La Dominique n'ayant pas de studio d’enregistrement, ils vont s’installer en Guadeloupe où ils vont travailler sur leurs deux premiers albums avec le célèbre producteur Henri Debs. Si dans un premier temps leurs chansons sont en anglais, ils prennent la décision de ne chanter qu’en créole. En 1976, ils sortent l’album Fism produit par le label Barclay avec qui ils ont signé un an plus tôt sous la direction du Guadeloupéen Gésip Légitimus (producteur qui fut notamment à l’origine en 1967 de Pulsations, avec Manu Dibango, émission pionnière dans la représentation des musiques noires à la télévision française, aussi appelée le « Soul Train français »). C’est un véritable tour de force puisque l’album exclusivement en créole se hisse dans les meilleures ventes d’albums chez Barclay pour l’année 1976. Exile One est l’un des premiers groupes antillais à signer avec un label international et à vendre des centaines de milliers d’albums en Hexagone. L’un de leurs plus grands succès à ce jour est Aki Yaka qui va les faire connaître sur la scène internationale.

C’est sur ce même album, Fism, que l’on retrouve le titre Nous travail pour ayen, est écrit par Gordon Henderson qui compose la mélodie avec Fitzroy Williams. Cette chanson récit de la traite et de l’esclavage donne une voix à un esclavisé.

C’est un sujet on ne peut plus évident pour Henderson puisque dans son enfance sa mère, née en 1920, lui parlait de l’esclavage alors qu’elle connaissait des personnes dont les parents avaient été esclaves. A ces récits familiaux s’ajoutait ceux de l’école, où il a aussi appris cette histoire, ainsi que les récits d’esclavisé.e.s en quête de liberté qui circulaient encore à la Dominique, ancienne colonie britannique où l’abolition de l’esclavage a eu lieu en 1838, soit dix ans avant l’abolition définitive en Guadeloupe et en Martinique. Comme Gordon l’a expliqué plus tard, à l’époque, pour lui et ses amis, l’esclavage regroupe deux phénomènes : d’abord le système économique et capitaliste (reprenant en cela les thèses de l’historien trinidadien Eric Williams), et ensuite le racisme qui est venu légitimer ce système. Imaginez pour lui le choc quand il arrive en Guadeloupe au début des années 1970 et qu’il découvre que l’histoire des Antilles ne faisait pas partie des programmes scolaires. Écrire Nous travail pour ayen a été une façon pour l’artiste de raconter l’histoire du passage du milieu afin que son public puisse la connaître, et aussi de rendre hommage à l’hymne de l’esclavage de sa jeunesse, The Slave du chanteur de calypso trinidadien Mighty Sparrow.

En utilisant son invention musicale, la « cadence lypso » Gordon Henderson fait de Nous travail pour ayen un morceau dont l’aspect entrainant, festif et dansant pourrait faire oublier les paroles tranchantes.

« Sété an quarantaine de nous byen chenné adan an ti bato.
 Jour et nuit nou koinsé nou byen bat’ dlò. 
Pas question de revoir Afrique encore, 
nou an kaptivité sa pa ka fè fo. 
Nou débaké adan an péyi ki ni solèy, 
c’est un peu comme chez nous mais c’est pas pareil.
 Yo grésé mwen yo ekspozé mwen avec beaucoup de soin 
et comme an marchandise yo vann mwen »

« Nous étions une quarantaine enchaînés dans la cale d’un petit bateau. 
Entassés les uns sur les autres jours, nous avons parcouru les mers. 
Pas question de revoir l’Afrique, 
nous étions captifs et ça ce n’est pas terrible. 
Nous sommes arrivés dans un pays ensoleillé, 
c’est un peu comme chez nous mais, c’est pas pareil.
 Ils m’ont enduit le corps d’huile et ils m’ont exposé avec beaucoup de soin 
et comme une marchandise, ils m’ont vendu. »

Le refrain scandé par les chœurs qui répondent au lead de Gordon Henderson donne envie de danser. Pourtant, ce qu’il décrit est tragique : « Mwen travail pour ayen ! Yo trété mwen pli mové ki an chyen. Mwen travail pour ayen. Mwen ka mandé pou ki moun yo vann frè/papa/manman/sè an mwen ? » 
« J’ai travaillé pour rien ! Ils m’ont traité pire qu’un chien. J’ai travaillé pour rien ! A qui a-t-on vendu mon frère/père ma mère/sœur ? »

Dans les couplets suivants, il explique le travail sur la plantation, puis comment au lendemain de l’abolition le système de domination et d’exploitation demeure intact. Henderson en profite pour faire une satire de la culture de la canne et du tabac et dénoncer ainsi la perversité de la société esclavagiste. La liberté ne change rien à la pénible situation du nouveau libre qui ne porte plus les fers aux pieds et aux mains, mais qui est enchaîné au collier de la dépendance. Il dénonce l’assimilation due à la colonisation, la perte de l’identité des déportés anciens esclavisé.e.s sur fond de sarcasme et de résignation. En effet, l’interprétation de Gordon Henderson alterne entre moments chantés et parties du texte déclamé avec ironie. C’est ce qui rend les couplets suivants plus percutants encore.

« Mwen planté kann mwen planté tabac san repo. Yo bat mwen yo maltrété mwen an lo. Aprè yo di : ‘Arété planté kann, sa pa rentab é bétrav’ ka vann’. Yo déklaré mwen an liberté, tout’ sa mwen bizwen fok mwen achté. É pou menm mèt la mwen ka kontinué roulé, mè kri an mwen ka kontinué. (…) Yo montré mwen styl’ a yo ! Aprézan mwen pèd pèsonalité an mwen adapté ta yo é an fier de mwen ! Mwen pé pa menm réfléchi é rann’ mwen kont’ ! É vé pa menm roukonnèt frè an mwen aprézan 400 an plita ! » 
« Sans répit, j’ai planté de la canne et du tabac. Ils n’ont eu de cesse de me battre et de me maltraiter. Un jour, ils ont dit : ‘Arrêtez de planter de la canne, ce n’est plus rentable et c’est la betterave qui se vend’. Ils ont déclaré que j’étais libre, mais tout ce dont j’ai besoin, je dois l’acheter. Et pour le même maître, je continue de travailler, mais mon cri reste le même. (…) Ils m’ont montré leur façon de vivre ! Maintenant, j’ai perdu ma personnalité, j’ai suivi la leur et je suis fier de moi ! Je n’arrive même pas à réfléchir et à me rendre compte ! Je suis incapable de reconnaître mon frère 400 ans plus tard ! ».

En 1999, dans le cadre d’un album hommage à la cadence lypso la chanson est reprise par le groupe JM Harmony. Cette réinterprétation par Christiane Obidol et Dominique Zorobabel, deux des membres du groupe Zouk Machine, a permis à de nouvelles générations de la découvrir, et ainsi de la consacrer comme un classique intemporel de la musique caribéenne.

En 2019, les créateurs d’Aki yaka, le groupe Exile One, ont célébré leurs 50 ans d’existence, En mars 2025, le musicien Fitzroy Williams est décédé.

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