ultima cena
cuba et l'esclavage

  • Extrait du film Ultima Cena

ESCLAVAGE & CINEMA – Une série de la FME proposée par Antoine Guégan, historien du cinéma, ancien boursier de thèse FME/ Musée du quai Branly - Jacques Chirac

Face à l’imaginaire de l’esclavage façonné par le cinéma hollywoodien, le spectateur français qui recherche d’autres représentations peut se tourner vers le cinéma sud-américain, qui apporte un autre point de vue sur cette histoire. Ultima Cena (1976) de Tomás Gutiérrez Alea en est l’un de ses plus beaux représentants.

Fondateur de l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographique, proche un temps de Fidel Castro, Tomás Gutiérrez Alea célèbre l’engouement pour la révolution dans ses premiers courts-métrages à l’image de Esta tierra nuestra (1959) ou encore Historias de la revolución (1960). Quelques années plus tard, avec Mémoires du sous-développement, œuvre lucide sur les contradictions du régime cubain et les promesses non tenues, la renommée d’Alea dépasse Cuba. Jusqu’à sa mort en 1996, malgré une certaine méfiance du pouvoir, Alea s’est fait le peintre des mutations de la société cubaine comme dans Fresa y Chocolate (1994) – nommé à l’Oscar du meilleur film étranger – où il raconte l’amitié improbable entre un militant de la jeunesse communiste et un homosexuel excentrique.

Ultima Cena se démarque de sa filmographie comme une rare incursion dans le cinéma historique. Afin de dénoncer la politique coloniale espagnole, Alea met en scène une anecdote rapportée dans El Ingenio La Plantation », 1964), œuvre de l’historien cubain Manuel Moreno Fraginals. Au XVIIIe siècle, lors de la Semaine sainte, dans une plantation sucrière près de La Havane, un comte, riche propriétaire terrien et fervent chrétien, décide de réunir douze de ses esclaves afin de reconstituer la Cène. Ce moment de répit ne sera que de brève durée ; le lendemain, il écrasera dans le sang la révolte à laquelle ses douze convives ont pris part.

La longue séquence du dîner peut rappeler l’œuvre de Luis Buñuel (Le charme discret de la bourgeoisie, 1972) par son absurdité et la vive critique qu’elle propose de la société aristocratique et de l’Eglise cubaines. Ce pastiche biblique est renforcé par la mise en scène : dans les plans larges, seuls la table débordant de mets et ses occupants sont éclairés alors que le fond du cadre est plongé dans le noir. L’absence de musique extradiégétique laisse la place au bruit des couverts et de la mastication, et surtout à la voix du maître qui se tient à la place du Christ. Lorsqu’un vieil homme demande sa liberté, le comte accepte avant de lui expliquer que celle-ci n’est pas le plus grand des cadeaux : « De toutes les bonnes choses du Saint-Esprit que le Christ accorde à ses amis, la meilleure, c’est de savoir se maîtriser, de supporter la souffrance, les injures et l’opprobre par amour du Christ. Toutes les autres bonnes choses, c’est à Dieu que nous les devons. Alors que la douleur est la seule chose qui nous appartient, la seule que nous pouvons offrir à Dieu avec joie. » Aviné et se prenant désormais pour Saint François d’Assisse, le grotesque et le ridicule du personnage éclate. Loin d’être le porteur des valeurs chrétiennes, l’aristocrate esclavagiste utilise la religion pour justifier l’exploitation de l’homme noir par l’homme blanc : seule la souffrance au travail permettra aux premiers d’atteindre le paradis. Se mettant en scène tel le représentant de Dieu sur Terre, le comte en est le reflet pathétique, tendu vers ce seul but : que les affaires continuent, que le système esclavagiste perdure.

Face aux paroles alcoolisées de leur maître, certains parmi les douze se montrent convaincus, d’autres restent circonspects voire méfiants. Mais, persuadés de sa bienveillance, le lendemain, jour de la crucifixion du Christ, ils décident de ne pas aller travailler. Et lorsque le contre-maître emploie la violence pour les forcer à reprendre le travail, la révolte éclate. Révélant sa vraie nature, le comte organise une répression implacable : les participants au repas de la veille seront exécutés et leurs têtes empalées sur des pieux dressés autour de la croix du Christ, curieux Golgotha rappelant que l’horreur de l’esclavage a pu être justifiée grâce à la complicité intéressée de l’Église. Toutefois, un pieu demeure vide. Attaché aux croyances de son peuple, rejetant toute acculturation pour embrasser une révolte permanente, l’un des douze nommé Sebastian a réussi à s’enfuir. Son marronnage sert ainsi de parabole, reliant la révolte des esclaves et la révolution cubaine : pour vaincre, il faut faire table rase des valeurs de la classe dominante.

Pour autant, Ultima Cena n’est pas un film de propagande : la séquence du dîner montre que la communauté des esclaves, bien qu’unie par la souffrance, reste très diverse, en même temps que bien plus riche culturellement que celle des planteurs. La relecture pascale prend alors tout son sens : bien loin de l’obscène et hypocrite fantasme christique du comte, les véritables martyrs de cette Cène sont ces hommes portés par des idéaux purs et préservés de l’avidité de la société, qui s’affirment aussi comme les premiers révolutionnaires de la société cubaine.

Ultima Cena s’inscrit dans un mouvement plus large du renouveau du cinéma sud-américain, inspiré par le passé colonial du continent. En effet, à la même période, d’autres réalisateurs convoquent l’esclavage : au Brésil, grand représentant du cinema novo (la Nouvelle Vague locale), Carlos Diegues s’intéresse au marronnage avec Ganga Zumba (1963), Xica da Silva (1976) et Quilombo (1984) alors que Walter Lima Jr. dans Chico Rei fait de son héros un ancien esclave devenu esclavagiste. À Cuba encore, Cecilia (1982) de Humberto Solás met en scène les « amours » d’une femme esclave métisse et d’un riche aristocrate avec, en toile de fond, une révolte servile. Alors que, à l’époque, ces films se retrouvaient systématiquement dans les sélections officielles des plus prestigieux festivals de cinéma, il est aujourd’hui difficile de les voir. Il faut dès lors saluer le formidable travail de Tamasa Distribution qui a édité en 2023 Ultima Cena en Blu-ray dans une excellente copie remasterisée.


Pour en savoir plus :

© Antoine Guégan / Fondation pour la mémoire de l’esclavage