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Portrait de Pierre Sainte-Luce, président du conseil des mécènes

Pierre Sainte-Luce : portrait d’un homme du Tout-Monde
par Célia Sadaï, journaliste.


A la fois médecin, chef d’entreprise du Groupe Manioukani, docteur en sociologie, homme de culture et écrivain, le guadeloupéen Pierre Sainte-Luce préside le Comité des mécènes de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Rencontre avec un homme du Tout-Monde.


C’est l’histoire d’un homme issu de Guadeloupe au parcours remarquable, qui doit son esprit combatif à ses parents, Théo et Alberte Sainte-Luce : “ des personnes venues de la pauvreté et qui m’ont donné une éducation où le travail est une valeur (…) Mon père et ma mère étaient des enfants d'illettrés. A force de travail, mon père est devenu instituteur. Passionné par l’éducation, il s’est dévoué à ses élèves, à sa fratrie, à ses enfants. Enfant, je me suis senti aimé.” Pierre Sainte-Luce n’accepte qu’à moitié l’idée qu’il “s’est fait tout seul”, et s’empresse de rendre hommage à son épouse, Corinne, rencontrée à la faculté au cours de leurs études de médecine. Celle qui l’accompagne depuis toujours : “En Guadeloupe, nous sommes ensemble les premiers membres de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage ”.  


Avec humilité, Pierre Sainte-Luce rend donc hommage à ceux et celles qui ont fait de lui cet homme remarquable. Comme ses mentors, ses professeurs, en Médecine Bertène Juminer puis Alain Yacou, en Sciences Humaines - une rencontre déterminante qui le conduit à s’inscrire en thèse de sociologie. Il tombe alors sur le roman Adieu Bogota de la Guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart : "L'histoire se passe dans le cadre d’un hospice semblable aux établissements de santé que je dirige. Ça m'a remué, et ça m’a sans aucun doute incité à me dévoiler. »


Colored
Cet écho avec sa propre réalité conduit Pierre Sainte-Luce sur les chemins de l’écriture. En 2019, il publie son premier roman, Colored :
« J’ai écrit ce roman pour inventer une ancêtre qui n’existe pas. Je n’ai aucune trace de mes grands-parents, si ce n’est d’une grand-mère. Je n’ai aucune image, aucune photographie, aucun souvenir. Alors j’ai inventé une ancêtre africaine, née en 1685 et vendue sur le marché aux esclaves de Basse-Terre à un certain M. Bourdemanche. Elle y rencontre un charpentier et ensemble, ils auront un fils nommé Théo, comme mon père. Cette ancêtre, Elsa, dialogue avec ma propre fille Elsa, qui est métisse. Ce roman célèbre le métissage qui préfigure le monde de demain ». « Connaître son héritage, c’est s’aimer », conclut l’auteur.


Convoquer les arts
Pour écrire son roman Colored, Pierre Sainte-Luce puise dans les archives de l’Habitation Fonds Rousseau, dont il a fait l’acquisition à Schoelcher en Martinique. Des archives qui remontent aux prémices de la colonisation de la Guadeloupe et de la Martinique, en 1670. Engagés depuis toujours dans la valorisation du patrimoine culturel guadeloupéen et antillais, Pierre Sainte-Luce et son épouse Corinne mènent de front une double carrière d’entrepreneurs dans les domaines de la santé et de la culture. Leur force, c’est de valoriser des lieux comme l’hôtel Arawak, les établissements de santé de leur groupe Manioukani ou l’Habitation Fonds Rousseau qu’ils choisissent pour cadre de projets de patrimonialisation.
 « Avec Thierry Alet, un artiste guadeloupéen de renommée mondiale, nous avons monté la Pool Art Fair dans notre établissement de santé de Bouillante en Guadeloupe. Cette rencontre d’artistes peintres est inaugurée chaque année sur notre site historique de la Poterie Fidelin, situé sur l'île de Terre-de-Bas. Opération que nous avons renouvelée à Schoelcher en Martinique, dans l’Habitation Fonds Rousseau, et que nous avons enrichie par la suite en convoquant d’autres pratiques comme la musique classique, la littérature. Dans notre hôtel en Guadeloupe, l’Arawak, nous avons reçu les sommités de la créolisation : Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant ou Gisèle Pineau… »
 
“On me considère comme un indépendantiste ! ”
Ainsi, dans la première clinique médicale du groupe Manioukani, une fresque murale célèbre la présence des Amérindiens Caraïbes et leur résistance face à la conquête coloniale dès 1636. A noter aussi, une composition de Thierry Alet qui met en dessin et en peinture les 60 articles du Code noir, à l’EHPAD Kalana de Bouillante. « Nous avons le projet d’un partenariat avec le Conseil Départemental pour créer un lieu à Terre-de-Bas, dédié à la valorisation du patrimoine et à la prise en charge des personnages âgées », confie Pierre Sainte-Luce.
 
« Il n’y a pas de risque à célébrer le passé qui a construit notre créolité »
A cette volonté de patrimonialisation s’ajoute la généreuse contribution de Pierre Sainte-Luce, en tant que mécène de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Une démarche rare, voire risquée, pour un chef d’entreprise : « Nous sommes les premiers privés Guadeloupéens à avoir mis de l’argent pour le projet de la Fondation. Le risque était financier au départ : est-ce que ça allait aboutir ? L’Etat allait-il suivre ? En revanche, il n’y a pas de risque à célébrer le passé qui a construit notre créolité. Mais on aurait pu me considérer comme un indépendantiste, parce qu’en Guadeloupe, les indépendantistes sont souvent les défenseurs d’une mémoire de l’esclavage. Le risque peut exister dans ce sens-là. »
 
« Nous sommes du Tout-Monde »
Loin des velléités indépendantistes guadeloupéennes qu’on lui prête donc à tort, Pierre Sainte-Luce est l’homme de la réconciliation plutôt que de la réparation : « Nous sommes « réconciliation » et nos grands parents l’ont prouvé depuis les années 1940, embarquant depuis la Dominique vers l’Angleterre pour aider le Général De Gaulle à sauver l’unité de la France. Nous sommes du Tout-Monde, comme le dit le philosophe martiniquais Edouard Glissant ! Nous appartenons à une diversité de territoires, nous sommes Africains et Américains aussi.»


« Un engagement politique »
Son engagement, Pierre Sainte-Luce le décrit comme un soft power diplomatique dans lequel la Guadeloupe est un département qui participe, au même titre qu’un autre, au rayonnement de la France : « La patrimonialisation de sites historiques et ma place à la Fondation sont un engagement politique. »
Un engagement qui va dans le sens d’une décentralisation souhaitée : « en effet, Pointe-à-Pitre pourrait se voir dotée par exemple, dans le cadre de la déconcentration de notre pays, d’un secrétariat d’Etat à la Francophonie et à la Coopération dépendant du Ministre des Affaires Étrangères. Tous les ingrédients sont réunis pour décharger Paris de ce ministère : des élus compétents et bilingues, un aéroport international à 4 heures de vol de New York. Pourquoi ne pas montrer que la Guadeloupe ou la Martinique sont des lieux forts pour représenter un Etat central enfin décentralisé ?”


Napoléon : la Fondation à un rôle d’éducation
Pierre Sainte-Luce évoque à ce titre la figure de Napoléon, en cette année de bicentenaire de sa mort et alors que la Fondation contribue à l’exposition parisienne sur ce personnage : “Napoléon, c’est l’homme de la centralisation, celui qui a créé les préfets, le code civil, et qui a tout mis dans le centre. Le projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage questionne cette centralisation : fonctionne t-elle encore aujourd’hui ? Avec le Covid, on repense tout. A commencer par les méthodes de gestion de la prise en charge de la santé. En Guadeloupe, malgré la crise, tout fonctionne presque normalement. Cela nous dit qu’il y a un débat à tenir sur la décentralisation. Et Napoléon c’est aussi le rétablissement de l’esclavage dans nos îles par la loi du 20 mai 1802. Je crois que la Fondation à un rôle d’éducation sur ce sujet : il est inconcevable de passer sous silence la part sombre du personnage.”


Engager les entreprises françaises à se joindre au Tout-Monde
C’est à l’historien Pap Ndiaye que Pierre et Corinne Sainte-Luce doivent leur participation à la création récente de la Fondation, dont Pierre Sainte-Luce souligne le rapide déploiement, avec « une aura plus grande que ce qui avait été imaginé » : « Malgré ses débuts en pleine crise sanitaire, la Fondation est devenue un partenaire incontournable pour les institutions publiques et à l’international. Le Président, l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault, a su, par ses qualités personnelles, faire adhérer au projet l’Etat, les collectivités territoriales et de grandes entreprises privées. L’équipe a redoublé d’efforts pour mettre en place une politique numérique active avec 9 Lives qui en 2020 ont totalisé 500 000 vues, une campagne d’affichage avec la RATP sous le hashtag #MondesCreoles, et un grand nombre de partenariats institutionnels et médiatiques. Cette activité éditoriale exigeante ne peut que susciter l’intérêt d’autres mécènes, qui aujourd’hui sont nombreux à vouloir rejoindre la Fondation ».

C’est bien le rôle de Président du Conseil des mécènes que Pierre Sainte-Luce compte tenir : engager les entreprises françaises dans la Fondation et à se joindre au Tout-Monde pour faire du commun.