Med Hondo et West Indies
"Un music-hall tragi-comique"
sur l'esclavage 

  • Pour regarder la bande-annonce de West Indies ou les Nègres marrons de la liberté

Aujourd’hui, 7ème épisode autour de West Indies ou les Nègres marrons de la liberté de Med
Hondo (1979)


Dans le cinéma français ou francophone, on compte très peu de grosses productions qui évoquent frontalement le passé esclavagiste – Les Caprices d’un fleuve de Bernard Giraudeau (sur l’esclavage et la colonisation sur la côte du Sénégal à l’époque de la Révolution Française) et la comédie Case Départ de Lionel Steketee, Fabrice Éboué et Thomas Ngijol font figures d’exception. Et pourtant, il suffit de quitter les rivages de l’hexagone pour trouver dans le cinéma antillais et africain des œuvres plus audacieuses, comme Ceddo d’Ousmane Sembène (dans lequel le romancier et cinéaste sénégalais évoque l’esclavage dès 1976). Mais c’est le surprenant West Indies ou les Nègres marrons de la liberté réalisé en 1979 par le réalisateur franco-mauritanien Med Hondo qui détonne le plus, par son ton acerbe comme par sa mise en scène inventive et originale, qui fait de ce film unique en son genre un pamphlet visuel explosif dirigé à la fois contre le passé colonial et esclavagiste de la France et contre le présent corrompu d’une certaine société antillaise contemporaine.


Connu du grand public pour avoir été la voix française d’Eddy Murphy, Mohamed Abid Medoun Hondo dit Med Hondo (1936-2019) a aussi été un cinéaste engagé, auteur de films-brûlots contre la politique colonialiste française. Dès 1969, son premier long-métrage Soleil Ô s’en prend à la politique gaulliste en Afrique. Malgré son petit budget, le film est présenté au Festival de Cannes - mais son contenu fera qu’il sera aussi interdit dans plusieurs pays. 


Reprenant le titre d’un poème du poète cubain Nicolas Guillén (1934) célébrant la négritude caraïbéenne, West Indies ou les Nègres marrons est l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre Les Négriers du martiniquais Daniel Boukman, que Hondo avait lui-même mise en scène en 1972 et qui avait pour thème principal la dénonciation de la politique d’émigration des Antillais et Réunionnais vers l’Hexagone, mise en place par l’Etat en 1963. 


Avec ce film, le réalisateur franco-mauritanien propose un drôle d’objet filmique qu’il qualifie de « music-hall tragi-comique » où il mêle comédie musicale, théâtre et cinéma, une œuvre sans pareil aux images souvent surréalistes, servies par une caméra incroyablement fluide. Le tournage s’est déroulé dans un décor installé dans l’ancienne usine Citroën quai de Javel à Paris. Dans le bâtiment principal fermé en 1975 et vidé de toute machinerie, Hondo a fait construire la réplique d’un navire négrier, structure en bois de plusieurs dizaines de mètres. Arène d’un théâtre politique, le navire est organisé à l’image de la société coloniale : dans la cale se trouve les esclaves et les classes populaires (qui s’expriment en créole, en soi un geste politique à une époque où l’usage de cette langue était encore vu avec un certain mépris par le pouvoir central), le pont principal est le lieu de la classe moyenne, le pont supérieur celui des colons, des esclavagistes et des hommes politiques corrompus ; enfin, l’immense hangar abandonné par Citroën rappelle le lien central entre l’esclavage et la logique économique. 


Dans ce décor de comédie musicale, Hondo s’approprie les codes du genre pour mieux s’en affranchir et crée un langage nouveau, qu’il veut universel ; il déclarera ainsi : « West Indies n’est pas un film plus caribéen qu’africain. Il convoque tous les peuples dont le passé est fait d’oppression, dont le présent est fait de promesses avortées et dont le futur reste à conquérir. »


Le style visuel du film est le prolongement de son projet politique : comment Africains et Antillais peuvent-ils s’affranchir des codes esthétiques occidentaux et se passer de l’ingérence économique de la France ? Hondo démontre comment, d’un régime à l’autre, de la monarchie aux républiques successives, le gouvernement français organise toujours la dépendance des populations locales à l’égard de la Métropole. De Jean Aubert, premier planteur de cannes à sucre aux Antilles en 1640 au BUMIDOM des années 1960-70, dont il fait un thème symétrique à son évocation de la traite esclavagiste, Hondo dresse un portrait au vitriol de trois siècles de colonialisme français. Il critique également l’attitude des « assimilés », ces élites ultramarines que le film montre comme des auxiliaires qui par vanité aident le pouvoir à distribuer ses promesses illusoires. En dénonçant avec virulence toutes les formes de domination, de l’esclavage au clientélisme, Med Hondo fait de West Indies une arme politique autant qu’un manifeste idéologique. 


Cinéaste toujours en résistance, Med Hondo a mis sept ans pour rassembler les fonds nécessaires au tournage. Il fut même approché par la Warner Bros et la MGM mais déclina leur aide parce qu’il refusait les modifications du script exigées par les deux studios américains. Sorti en 1979, le film reçut des critiques mitigées et ne fut distribué que dans huit salles du réseau Gaumont. Mais au fil des années, sa mise en scène unique ainsi que son message politique détonnant en ont fait un symbole du cinéma indépendant et militant. 


Grâce à des financement américains obtenus par l’université de Harvard, West Indies a bénéficié en 2019 d’une restauration numérique supervisée par Ciné-Archives, qui sont aujourd’hui les détenteurs du fond Med Hondo. Une future sortie Blu-ray/DVD devrait bientôt rendre accessible à tous le talent irréductible de Med Hondo.


Série Esclavage & Cinéma
  • Lire un article de Jeune Afrique sur le cinéma de Med Hondo
  • Ecouter l’émission Med Hondo, La braise et les cendres sur RFI