Le passage du milieu au cinéma
de Steven Spielberg à Guy Deslauriers 

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Aujourd’hui, 8ème épisode autour de Amistad de S. Spielberg (1997) et Le passage du milieu de G. Deslauriers (1999)

Le passage du milieu : cette expression désigne le voyage de déportation à travers l’Atlantique par lequel les captives et captifs africains sont transportés jusque dans les colonies d’Amérique. Cœur inhumain de la traite dans l’unité de lieu du navire « négrier », cette traversée a été représentée très différemment dans les années 1990 par deux réalisateurs aux antipodes du cinéma : l’américain Steven Spielberg et le martiniquais Guy Deslauriers.


En 1997, Amistad, est le premier film hollywoodien à mettre en scène le passage du milieu avec un certain réalisme. Adapté d’une histoire vraie et réalisé par Steven Spielberg, Amistad s’ouvre en 1839 par la révolte des captifs africains contre l’équipage du navire espagnol La Amistad qui les transporte. Dépourvu du moindre dialogue, le début du film montre la rage de vivre des Africains et de leur leader Cinque (Djimon Hounsou) qui parviennent à reprendre le contrôle du navire. Malgré cette première partie prometteuse, le reste de l’intrigue abandonne la représentation frontale de l’esclavage pour se concentrer sur une successions de procès qui doivent décider si la « cargaison » du navire (les captifs esclaves étant considérés comme des biens meubles) a été capturée illégalement en Afrique, ce qui serait alors contraire à la loi – les Etats-Unis ayant interdit la traite en 1807 –, ou si ce sont des personnes en esclavage issues de Cuba comme le clame la Couronne espagnole.


Les avocats des Africains deviennent alors les héros du film, reprenant la figure traditionnelle du « sauveur blanc » à l’engagement sans tache et sans faille. Pour mieux séduire le spectateur, Spielberg va jusqu’à nous faire croire en une amitié entre Cinque, le leader des mutins, et l’avocat et ancien président des États-Unis John Quincy Adams (Anthony Hopkins).


En se tenant au récit de cette affaire judiciaire, le film ne remet pas en cause la pratique de l’esclavage aux États-Unis, pourtant contemporaine de l’intrigue. En effet, le film se conclut en 1851 lorsque la Cour Suprême reconnait le statut d’hommes libres aux captifs de La Amistad, décision qui entraîne le retour en Afrique des ceux qui ont survécu et le bombardement d’un fort négrier en Afrique (par la Marine britannique, détail non explicite mais qui a toute son importance) en laissant croire que cette fin explosive symboliserait la fin de l’esclavage. Il faudra pourtant encore attendre quinze ans, et une guerre civile, pour que l’esclavage soit officiellement aboli par les États-Unis (1865)֤. Quelques années plus tard, cette vision tronquée de l’Histoire qu’adopte Steven Spielberg dans son film fera dire à l’historien Marcus Rediker (auteur d’un livre sur l’affaire, Les Révoltés de l'Amistad – Une odyssée atlantique (1839-1842), 2012) qu’Amistad est un « film mensonger » transformant un symbole la résistance africaine-américaines en une histoire centrée sur des héros blancs.


En 1999, deux ans après Amistad, le réalisateur Guy Deslauriers se lance dans un projet unique, à rebours du partis pris du réalisateur américain : reconstituer l’intégralité du passage du milieu dans un navire négrier, mais uniquement du point de vue des captifs africains, jusqu’à leur révolte dans la cale.


Trouvant son origine dans le contexte du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage (1998), Le Passage du milieu fait écho à la commande d’un téléfilm sur Victor Schoelcher que le gouvernement français avait passée à Paul Vecchiali. Plutôt que de célébrer le héros républicain de l’abolition de l’esclavage, Guy Deslauriers préfère évoquer la traite, bien moins connue du grand public.


Qualifié par le cinéaste de « docu-fiction », Le Passage du milieu allie de fait une approche documentaire à un récit de fiction. Pour renforcer le réalisme du film, Guy Deslauriers convainc la ville de Brest de lui louer La Recouvrance, la réplique d’une goélette du début du XIXe siècle qui aurait très bien pu être utilisée comme navire négrier. Et pour pénétrer dans l’indicible du titre de son projet, le réalisateur s’appuie sur des archives historiques (les carnets de bord des navires négriers) et sur un scénario de l’écrivain Patrick Chamoiseau mis en récit par Claude Chonville dans un texte poétique lu tout au long du film en voix-off.


Plus de deux années ont été nécessaires à Guy Deslauriers pour mener à bien son projet. Rencontrant de nombreux refus de financement dans l’hexagone, il ne parviendra à obtenir les fonds nécessaires que grâce à la participation des départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane. Le tournage sera éprouvant et traumatisant pour les dizaines de figurants qui, pour les besoins des scènes sur le navire, acceptent d’être enfermés dans une cale étouffante. Malgré une préparation préalable, plusieurs ne reviendront pas après les premières journées du tournage.


On l’aura compris, voir Le Passage du milieu, c’est se confronter à la brutalité d’une histoire longtemps refoulée, que le film représente dans une mise en scène qui ne ménage pas le spectateur. Multipliant les ralentis, les images flash et saccadées, la caméra de Deslauriers s’attarde tout particulièrement sur les visages des captifs pour mieux saisir leurs souffrances et leur redonner leur humanité. Si les comédiens ne parlent pas, comme pour mieux illustrer l’oubli qui entourent les victimes de la traite, le texte de Claude Chonville dialogue avec les images et livre une puissante évocation des souffrances, de l’humanité et finalement de la résistance des captifs lancés dans une rébellion désespérée sur leur navire-prison.


Tout au long de cette traversée éreintante, Guy Deslauriers rend ainsi hommage aux plus de 12 millions   de   victimes   de   la   traite   auxquelles   il   bâtit   un   véritable   «   lieu   de   mémoire   » cinématographique qui évite les poncifs du film à thèse de Steven Spielberg.

  • L’ouvrage de Marcus Rediker, Les Révoltés de l’Amistad 
  • Pour une analyse du Passage du milieu