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ENTRETIEN AVEC ROMUALD FONKOUA
Directeur du Comité scientifique de la FME

Deuxième partie et fin de notre entretien. Après avoir évoqué le rôle du Comité scientifique, les axes principaux des travaux scientifiques, posé les questions mémorielles de l’esclavage sur le continent africain, nous évoquons les travaux universitaires de Romuald Fonkoua.

Caroline Bourgine, journaliste
Vous avez publié avec Christiane Chaulet Achour des réflexions collectives sur le thème : L’esclavage, libérations, abolitions, commémorations, chez Séguier en 2001. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

Romuald Fonkoua :
« Au milieu des années 90, je me passionnais pour Haïti, son histoire ancienne, contemporaine et sa littérature… Je ne sais pas d’ailleurs combien de voyages j’ai faits sur cette île…
Au cours des années 2000, Haïti découvre la démocratie. La société à l’époque est en train de muter et renoue de mon point de vue avec sa propre histoire. Nous organisons un grand colloque à la Citadelle Laferrière, consacré aux littératures des Caraïbes où plusieurs intellectuels antillais et français sont présents. Il s’agissait de voir comment les sociétés haïtienne et française s’étaient comportées par rapport à l’esclavage. D’un côté en Haïti, très vite vers une fascination légitime pour l’abolition, et de l’autre en France, les tergiversations face à elle.  C’était une réflexion sur les conséquences des abolitions de l’esclavage sur l’histoire et la politique, la littérature et la culture de l’île ainsi que sur la transformation des arts.
La France avait toujours du mal à mettre en pratique ses propres idéaux. On devinait que l’esclavage n’étant pas pratiqué sur le sol français métropolitain, la bonne conscience collective la tolérait ailleurs. La plupart des écrivains du XIXème siècle, je pense à Lamartine notamment avait déjà dénoncé ce double discours de la France et de sa propre histoire.

Plus tard, avec Christiane Chaulet Achour, nous avons organisé un colloque consacré à Victor Schoelcher et sa représentation dans la littérature des Antilles. Nous nous interrogions sur ce que représentait Schoelcher pour les écrivains. Césaire a été le premier, à la Martinique, à dresser un portrait positif de Schoelcher, cet oublié de l’histoire de France. Très tôt, dès la fin des années 40, il estime que Schoelcher est une personnalité que tout le monde doit connaître, car sans lui, il n’y a pas d’abolition de l’esclavage.
J’avoue qu’à cette époque, j’étais plutôt dans la prédisposition d’une critique de la France par rapport à sa propre histoire. Comment se fait-il qu’elle ne comprenne pas sa propre histoire ? Mon interrogation a évolué aujourd’hui car la question qui se pose c’est : comment faudrait-il qu’elle la comprenne ? »

Parmi les auteurs caribéens vous affectionnez particulièrement Maryse Condé, pourquoi ?

RF :
« Concernant l’esclavage, je prendrais le livre « Les derniers rois mages » qui est une réflexion sur ce que sont devenus les héros de l’esclavage en Afrique Noire et aux Caraïbes.
Comment les sociétés américaines, caribéennes, africaines appréhendent l’esclavage ? Quelles sont les influences de cette histoire sur les consciences et sur les cultures collectives ? Si je résume mon analyse, Maryse dégage trois grands traits par rapport à l’esclavage : d’abord, le roi Béhanzin qui n’a pas le sentiment d’avoir commis un crime et qui va subir les conséquences de sa cécité puisqu’il va être déporté.
Maryse Condé rappelle que cette déportation n’a jamais été perçue en Afrique comme étant l’une des lointaines conséquences de l’esclavage. Certes, l’événement s’est produit durant la période coloniale. Mais Maryse Condé le situe sur une échelle historique plus longue qui lie esclavage et colonisation.

Rappelons que pendant très longtemps, les sociétés africaines n’ont pas considéré la responsabilité des rois africains dans le crime de l’esclavage pour deux raisons au moins. La déportation de Béhanzin (comme celle de plusieurs empereurs et impératrices africains et malgaches exilés loin de chez eux), le dédouane de sa culpabilité. De plus, au XXème siècle, de nombreux intellectuels antillais, caribéens et noirs-américains renouent avec l’Afrique-mère pour résoudre la question de l’identité née de la question de l’esclavage et y retrouver racines et identités.
Maryse elle-même a fait le voyage en Afrique. Quand elle va vivre en Guinée, et plus tard au Ghana, elle a le sentiment de renouer avec ce passé qu’elle aura ensuite l’intelligence de regarder en face.
Ensuite il y a le rapport des noirs américains à l’histoire de l’esclavage. Pour ceux-ci, ce qui compte c’est le premier de la lignée ; celui qui est devenu le premier médecin, avocat noir, le premier à avoir accédé à tel niveau de l’échelle sociale bourgeoise... C’est le récit d’une histoire de l’émancipation des noirs américains que nous donne à lire ce roman.
Enfin, il y a la figure du Guadeloupéen qui vit dans une sorte d’entre-deux : entre l’image projetée d’un Africain descendant d’une lignée mythifiée et la réalité d’une médiocrité incommensurable.
Les derniers rois mages nous livre une perception assez fine des conséquences de l’esclavage et des réponses que nous donnent les sociétés qui l’ont subi ou qui l’ont pratiqué. Maryse Condé est historienne et la plupart du temps ses romans sont historiques.

Qu’est-ce qui vous fascine tant chez les auteurs antillais ?

RF :
« Mes auteurs à moi sont nombreux, Césaire, Damas, Fanon, pour les anciens : D. Laferrière, P. Chamoiseau, R. Confiant, G. Pineau ou Y. Lahens pour les « nouveaux ». La liste serait longue à faire, mais je voudrais m’arrêter néanmoins sur Glissant que j’ai découvert au milieu des années 80, époque où les auteurs antillais avaient le vent en poupe.
Plus jeune, j’avais eu lu le dictionnaire de la francophonie, du camerounais Mongo Béti qui était en exil car trop sulfureux pour son pays. Seul son premier roman écrit dans les années 50, Ville cruelle, avait connu un succès en Afrique. A cette époque, on pouvait lire Césaire car il faisait une critique de l’Occident et pas celle des chefs d’Etat africains et des nouveaux pouvoirs.
Edouard Glissant ouvre pour moi alors un pan insoupçonné et fécond d’une réflexion profonde d’une création littéraire en lien avec l’esclavage. Il pousse plus loin les intuitions de Césaire dont il est un des premiers vrais critiques. Si Césaire voulait qu’après l’esclavage, le descendant d’esclave « commence à penser par le commencement », Glissant lui emboîte le pas en remettant à plat tout ce qu’implique une remise en cause totale de nos schémas et systèmes de pensée contemporains. Au fondement de sa réflexion se trouve la prise en compte systématique du phénomène de l’esclavage.

En guise de conclusion, Romuald Fonkoua pourriez-vous nous donner une métaphore ?
 

RF :
« Si cela devait être un lieu, ce serait un château : la Citadelle Laferrière en Haïti, avec en mémoire des récits. Ce lieu est toujours debout, il est le symbole d’une résistance mémorielle à travers l’histoire. J’ai été marqué (comme Césaire) par cette citadelle en forme de navire. Lorsque je l’ai découverte, ainsi que les ruines du palais du Sans Souci, je me suis dit qu’il fallait un savoir architectural pour construire ces monuments aux XVIIIème et XIXème siècles. Cela m’a fait penser à un autre château construit par les allemands (Jesko Von Puttkamer) au Cameroun occidental durant la période coloniale. Je me suis dit qu’il y avait une relation entre les lieux auxquels on doit être sensible. Présence allemande au Cameroun, présence franco-allemande en Haïti et une présence africaine en Europe…
Edouard Glissant parle d’une histoire éclatée où l’on retrouve toutes les histoires possibles et où se fécondent toutes les mémoires possibles ; une histoire où il y a tous les textes possibles quelle que soit leur nature : poèmes, romans, essais, théâtre.
Au bout du compte, cette métaphore du château que l’on retrouverait à travers des lieux différents permet de se poser la question de l’esclavage et de la diffusion de cette histoire aujourd’hui. Celle du même historique en des lieux différents et de ses conséquences identiques sur des sujets différents ouvre la voie à une réflexion générale sur le devenir de nos mémoires communes… Quand on me demande pourquoi un universitaire africain a accepté la direction du Comité scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, je réponds : pourquoi pas ? C’est la seule vraie réponse.