Christian lara(1939-2023)

un cinéaste de la mémoire

ESCLAVAGE & CINEMA – Une série de la FME proposée par Antoine Guégan, historien du cinéma, ancien boursier de thèse FME/ Musée du quai Branly - Jacques Chirac


Aujourd’hui, hommage à Christian Lara, cinéaste pionnier disparu en 2023

Surnommé le « père fondateur du cinéma antillais », le guadeloupéen Christian Lara est un auteur essentiel dans l’histoire de la représentation de l’esclavage dans le cinéma français. Son œuvre n’a jamais cessé d’interroger la mémoire de sa région natale.

Né le 24 août 1939 à Basse-Terre en Guadeloupe, Christian Lara passe son enfance dans les Antilles avant de s’installer à Paris. Après une courte carrière dans le journalisme au sein de la rédaction du quotidien Le Figaro, Christian Lara se lance dans la réalisation en 1973 avec Jeu de dames et Les infidèles, deux longs-métrages qui s’inscrivent dans la veine du cinéma érotique français. Loin des thèmes qui lui sont chers, ces premiers films lui permettent de s’essayer à la production, à l’écriture du scénario et au maniement de la caméra, une grande versatilité qui lui sera bientôt utile. Après Un Amour de sable (1977) dont l’intrigue se situe à Belle-Île-en-Mer, Lara décide de revenir dans les Antilles afin de s’atteler à la création d’un cinéma antillais. Si des films français ont bien été tournés dans ces îles, il s’agissait de productions de l’Hexagone souhaitant profiter des paysages de cartes postales des Caraïbes. Or, pour Lara, le projet est tout autre. Il appelle de ses vœux un cinéma antillais qui offrirait à ses compatriotes la possibilité « de se voir et d’être vus ».

En 1979, avec Coco la Fleur, candidat, Lara devient le premier cinéaste antillais à obtenir un visa d’exploitation en salles. Dans ce film, il s’intéresse à la situation politique et sociale antillaise en dénonçant les privilèges des élites créoles qui, bien que déconnectées de leur île natale puisque vivant à Paris, contrôlent le pouvoir local et sont prêtes à tout pour conserver leurs privilèges. Dès ce premier essai réussi, il veut faire rayonner tous les talents de cette jeune scène artistique en s’entourant de très nombreux acteurs antillais, comme Greg Germain et Robert Liensol, qui seront bientôt rejoints par Xavier Letourneur, Jean-Michel Martial et surtout Luc Saint-Éloy. D’autres films, à l’image d’Adieu Foulard (1983) ou Mamito (1979), proposent un portrait plus sensible d’une société antillaise où l’avenir ne serait pas aussi pessimiste.

Mais là où le talent de Christian Lara est le plus éclatant, c’est lorsqu’il interroge la mémoire de l’esclavage. Loin de célébrer les héros de l’abolition républicaine, Lara a rendu hommage à de nombreuses reprises à Joseph Ignace et Louis Delgrès, les deux grandes figures du combat contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe.

Dans Vivre libre ou mourir (1980) et Sucre Amer (1998), grâce à une mise-en-scène originale et efficace, Lara convoque un tribunal afin de juger les actions du commandant Ignace qui, né en esclavage, était devenu officier dans l’armée révolutionnaire de la Convention avant de s’opposer par les armes au rétablissement de l’esclavage de 1802 imposé par le Premier Consul Bonaparte. De ce procès fictif – Joseph Ignace a préféré se donner la mort plutôt que de se -rendre aux troupes françaises –, il fait une puissante réflexion sur l’Histoire. Dans les deux films, le jury est constitué de figures historiques blanches et noires : dans Vivre libre ou mourir il comprend Christophe Colomb, Louis Delgrès, Solitude, Victor Schœlcher et Magloire Pelage (qui collabora avec le général Richepanse en 1802 pour écraser les rebelles menés par Ignace et Delgrès) ; pour Sucre Amer il comprend le Chevalier de Saint-George, Victor Hugues, Victor Schœlcher, Henry Sidambarom (homme politique guadeloupéen issu de la communauté des engagés indiens) et Alexandre Privat d’Anglemont (poète guadeloupéen, métis et ami de C. Baudelaire). Servant de lien entre les deux longs-métrages, acteur de théâtre et de cinéma proche de Med Hondo, Robert Liensol incarne avec force l’avocat de la défense justifiant la nécessité de la révolte face à un procureur qui peine à trouver les bons mots.

Si Vivre libre ou mourir doit être considéré comme le premier film politico-historique de Christian Lara – sa sortie a été saluée dans Le Monde par le critique Louis Marcorelles comme un film qui « nous touche assez profondément (…), un cri du cœur et un rappel à l’ordre » –, Sucre Amer en est une réécriture plus ambitieuse puisqu’elle brise les principes du huis clos en alternant scènes de tribunal, de délibération dans la salle où les huit jurés doivent parvenir à un verdict unanime et reconstitution historique des événements jugés. À travers le dispositif du procès, ces films sont une tentative de combler les « trous » de la mémoire de l’esclavage en créant des images donc des souvenirs que le cinéaste offre aux spectateurs pour qu’ils puissent s’en emparer.

En 2002, l’année de la sortie en salles de Sucre Amer, le nouveau maire de Paris Bertrand Delanoë décide de débaptiser la rue Richepanse (1er et 8e arrondissements) pour la rebaptiser du nom du Chevalier-de-Saint-George, cessant ainsi de rendre hommage à cet officier napoléonien qui fut l’orchestrateur de la terrible répression de la Guadeloupe en 1802 qui a coûté la vie à 10 000 hommes, femmes et enfants.

La mémoire et la crainte qu’elle s’effrite sont au cœur de l’œuvre de Christian Lara, et pas seulement à travers la question de la place de l’esclavage dans l’histoire nationale. Dans Al, son 25e long-métrage, Christian Lara raconte l’histoire de Pierre Mombin (Luc de Saint-Eloy), le PDG d’une entreprise guadeloupéenne atteint par la maladie d’Alzheimer. Face au risque de la mémoire qui se dérobe, Mombin décide de s’installer avec sa femme dans sa maison de Marie-Galante afin de se reconnecter à ses origines. Dans une séquence très poétique et touchant au fantastique, Mombin se promène dans un lieu de mémoire de l’esclavage et, en touchant de vieilles pierres, sa maladie lui permet d’entendre les voix de ses ancêtres.  

Grand oublié des Césars et des festivals français, en 2013, Christian Lara a vu sa carrière saluée par le Festival panafricain du film de Los Angeles (PAFF-LA) qui lui a décerné le « Pioneering Filmmaker Award » (le prix du cinéaste pionnier). Décédé le 9 septembre 2023, Christian Lara laisse derrière lui une vingtaine de longs-métrages qui méritent d’être (re)découverts tant le cinéaste s’est engagé pour le développement d’un cinéma antillais et la reconnaissance de la place de l’esclavage colonial dans l’histoire de la France et du monde.

© Antoine Guégan / Fondation pour la mémoire de l’esclavage