Le « sauveur blanc », Hollywood et l’esclavage

La séquence d’ouverture de Glory mettant en avant le point de vue du bon Blanc :

Qu’ont en commun les personnages du colonel Robert Gould Shaw dans Glory d’Edward Zwick (1989), de l’ex-président John Quincy Adams dans Amistad de Steven Spielberg (1997), et même de Jake Sully dans Avatar 1 et 2 ? Ils sont des « sauveurs blancs », c’est-à-dire des personnages blancs positifs qui jouent le premier rôle dans des fictions théoriquement consacrées à l’émancipation de populations non-blanches, colonisées ou en esclavage.

Cette figure classique du cinéma hollywoodien, déclinée dans de nombreux contextes (au Moyen-Orient dans Lawrence d’Arabie, dans l’Amérique de la ségrégation avec To Kill A Mockingbird, avec les Amérindiens dans Danse avec les loups, au Japon avec Le dernier samouraï) est également présente dans la représentation que le cinéma commercial américain donne de l’esclavage. Et c’est sans doute son absence qui explique en partie la virulence de la presse américaine qui se déchaîna contre Mandingo de Richard Fleischer (cf. Esclavage & Cinéma #11), accusé de violence et de véhiculer un sadisme presque pornographique.

En effet, dans son désir de dépeindre l’esclavage tel qu’il fut, Richard Fleischer a construit le film en décidant de se passer du personnage du « bon maître » très présent jusqu’alors dans le cinéma hollywoodien sur le Sud esclavagiste. Pour lui, un propriétaire d’esclaves ne pouvait que violent, physiquement et sexuellement ; en conséquence de quoi, les propriétaires de la plantation de Mandingo doivent nécessairement incarner le mal, et aucun personnage positif n’est ajouté pour contrebalancer leur aura scandaleuse.

Ce choix radical ne sera pas partagé par les films sur l’esclavage qui succèderont à Mandingo. Comme il n’était plus question, après le mouvement des droits civiques et le Black Power, de

mobiliser la figure du « bon maître », la nécessité de présenter une figure blanche positive à laquelle la majorité des spectateurs puisse s’identifier poussera les responsables des studios à réfléchir à un nouvel archétype : le « bon Blanc », nouvelle déclinaison du sauveur blanc.

Partageant certains traits de caractère de son cousin éloigné le « bon maître », le « bon Blanc » s’en distingue par ses idéaux progressistes. Si son prédécesseur était prêt à donner sa vie à la fois pour la cause de la Confédération et pour protéger ses esclaves, dans les films plus récents, le « bon Blanc », lui, expie les péchés de l’Amérique et les siens en se sacrifiant pour l’émancipation des esclaves. Sa première apparition remonte à 1977 lorsque le producteur David Wolper achète les droits d’adaptation de Roots, le best-seller d’Alex Haley sur la traite et l’esclavage pour le transformer en série télévisée à succès. D’un commun accord avec les cadres de la chaîne ABC, Wolper décide d’intégrer des personnages blancs qui n’existaient pas dans le roman. Ces derniers, parmi lesquels un capitaine malgré-lui d’un navire négrier, seront pris de remords face à la réalité de l’esclavage, leurs conflits moraux permettant aux spectateurs de s’identifier plus facilement à eux.

À Hollywood, il faudra attendre plus de dix ans pour que l’esclavage soit de nouveau traité à l’écran. Tirant la leçon de la polémique Mandingo et voulant reproduire l’immense succès de Roots, les producteurs comprennent l’importance d’introduire le trope du « bon Blanc » pour s’assurer un succès public. Ainsi, Glory (Edward Zwick, 1989) raconte l’histoire du 54e régiment d’infanterie du Massachussetts – composé uniquement de volontaires noirs – à travers le regard de leur officier blanc, le colonel blanc Robert Gould Shaw ; quant à Amistad (Steven Spielberg, 1997), ce film s’ouvre sur le récit de la révolte de captifs africains sur le navire négrier La Amistad mais se concentre ensuite sur le combat judiciaire de John Quincy Adams aux États-Unis pour obtenir leur libération et leur retour en Afrique.

Le point commun entre ces deux films ? En s’emparant de moments essentiels mais longtemps occultés de l’histoire noire, Edward Zwick et Steven Spielberg les transforment en glorification du passé américain afin de valoriser des personnages blancs. Les véritables héros africains-américains passent à l’arrière-plan derrière le sauveur blanc qui devient la figure détentrice de la culture qui « les inspire et leur enseigne comment devenir son semblable », pour citer l’universitaire américain Matthew Hughey, auteur du livre The White Savior Film- Content, Critics, and Consumption (2014).

Un quart de siècle plus tard, cette figure n’a pas disparu du paysage des films américains, bien au contraire : dans l’Amérique de plus en plus polarisée des années Obama-Trump, le « bon Blanc » ne cesse de revenir. On le retrouve dans le personnage de Schultz de Django Unchained de Quentin Tarantino, (2012), de façon évidente dans le Lincoln (Steven Spielberg, 2012), et même dans le 12 Years a Slave de Steve McQueen (2013), avec le personnage de Samuel Bass, joué par Brad Pitt (par ailleurs producteur du film), ainsi que dans de nombreux autres films ne parlant pas de l’esclavage.

Il suffit de se plonger dans le palmarès des Oscars pour s’en rendre compte, avec Gran Torino (Clint Eastwood, 2008), Avatar (James Cameron, 2009), The Blind Side (John Lee Hancock, 2009), The Help (Tate Taylor, 2011), Les figures de l’ombres (Theodore Melfi, 2016), Green Book (Peter Farrelly, 2018) ou encore Avatar 2 (James Cameron, 2022). Tous ces films reprennent l’archétype du « bon Blanc », manifestant ainsi la difficulté de Hollywood à offrir d’autres points de vue que celui de l’homme blanc occidental, héros traditionnel du cinéma américain et dont l’omniprésence peut confiner à l’absurde, comme le relevait déjà en 1989 le célèbre critique cinématographique Roger Ebert à propos de Glory d’Edward Zwick ;

« En regardant Glory, j'ai eu un problème récurrent. Je ne comprenais pas pourquoi l'histoire devait être racontée si souvent du point de vue du commandant blanc du 54e [régiment du Massachussetts, ndrl]. Pourquoi voyions-nous les troupes noires à travers ses yeux – au lieu de le voir à travers les leurs ? En d'autres termes, pourquoi le premier rôle dans ce film revient-il à un acteur blanc ? (…) Mais il y a encore, je pense, un autre film tout à fait différent à réaliser à partir de ce même matériau. »

Plus de trente ans après, le cinéma commercial américain peine toujours à changer son regard pour rendre pleinement justice aux esclaves et à leurs combats. Pour sortir de cette impasse, le grand écran devrait sans doute s’inspirer du petit, où les séries offrent des relectures bien plus riches et originales de l’histoire de l’esclavage avec des créations comme le remake de Roots [History Channel, 2016], Underground [WGA, 2016-2017], Underground Railroad [Amazon, 2021], qui font enfin des personnes en esclavage les véritables héroïnes de leur histoire.