L.A. Rebellion - Le cinéma noir indépendant et l'esclavage 

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Aujourd’hui, 6ème épisode autour de Daughters of the Dust de Julie Dash (1991) et de Sankofa de Haile Gerima (1993)


Entre la fin des années 1960 et le début des années 1990, une nouvelle génération de réalisatrices et réalisateurs africains et africains-américains décide de représenter l'expérience noire en rompant avec l'esthétique traditionnelle de Hollywood. Elles et ils s'appellent Haile Gerima, Charles Burnett ou encore Julie Dash, leurs influences africaines et sud-américaines se veulent en rupture avec les codes traditionnels du cinéma américain et européen, et parce qu'elles et ils sont issus pour la plupart de la prestigieuse université de Los Angeles, on appellera cette nouvelle vague la "L.A. Rebellion".


Plusieurs de leurs films abordent la mémoire de l’esclavage, loin des clichés hollywoodiens. Ici, tout part de l'expérience des personnes noires, il n'y a plus de "sauveur blanc", et la forme des films épouse une poétique puissante et originale marquée par les imaginaires afro-diasporiques. Parmi ces films, Daughters of the Dust de la réalisatrice africaine-américaine Julie Dash (1991) et Sankofa du réalisateur éthiopien Haile Gerima (1993).


Sankofa et Daughters of the Dust se rejoignent par de nombreux points communs, notamment une construction atypique du récit et une même volonté de mettre en valeur l’humanité, la subjectivité et l’intériorité de leurs personnages noirs. Se déroulant en 1902 dans les Sea Islands (Caroline du Nord), Daughters of Dust de Julie Dash raconte la dernière journée des Peazant – une famille issue d’anciens esclaves et centrée sur plusieurs générations de femmes – qui s’apprêtent à quitter leur île pour rejoindre le continent et sa modernité. Marqué par un montage qui brise la linéarité classique du récit pour démultiplier les points de vue et les temporalités, Daughters of the Dust fait du cinéma une expérience sensorielle et onirique d'une grande originalité.


Deux ans plus tard, Sankofa de Haile Gerima suit le même chemin : le film met en scène Mona, une mannequin africaine-américaine, dans une séance photo organisée à Cape Coast, un ancien fort négrier ghanéen. Alors que Mona ne connaît pas le passé de son peuple et refuse de s’y confronter, le gardien/shaman du fort la pousse à le faire. La jeune femme est alors précipitée dans l’histoire par un voyage dans le temps qui lui fera comprendre que c'est en connaissant ses origines et l'histoire de ses ancêtres qu'elle pourra mieux affronter le présent et y trouver sa place.


La célébration de la culture et de la résistance des esclaves s’oppose à la fois aux représentations condescendantes faisant des Noirs les spectateurs de leur histoire et à l’individualisme triomphant de l’héroïsation hollywoodienne. Sankofa et Daughters of the Dust promeuvent au contraire une vision engagée du collectif, dessinant une approche panafricaniste de l’histoire et offrant une véritable contre-mémoire de l’esclavage. Cet effort est d’autant plus vital qu’au début des années 1990, les lieux de mémoire de l’esclavage font encore défaut aux États-Unis – demandé depuis des décennies par les représentants de la communauté africaine-américaine, le musée national de l'histoire et de la culture africaines-américaines ne sera inauguré par Barack Obama qu'un quart de siècle plus tard.


Face à cette béance, par leur construction narrative complexe, leur volonté d'affirmer un contre-récit et leurs thèmes inspirés des mythologies afro-diasporiques, Daughters of the Dust et Sankofa peuvent être eux-mêmes considérés comme de véritables lieux de mémoire de l’esclavage et des résistance qu'il a suscitées.


Avec de telles intentions, Julie Dash et Haile Gerima n’ont pas pu compter sur les circuits traditionnels de l’industrie du cinéma et ont dû non seulement trouver des financements indépendants, mais aussi se battre pour faire distribuer leurs œuvres : pour qu’elles puissent être visibles dans les quartiers africains-américains, les deux ont misé sur la longue durée et fait circuler les copies de leurs films de ville en ville. Ainsi, la distribution de Sankofa s’étalera sur trois années récoltant 3 millions de dollars pour un budget d’1 million de dollars. Quant à Daughters of the Dust, le film sera projeté pendant plus deux ans et connaîtra un succès important au regard de son format, avec près de 2 millions de dollars au box-office pour un budget de 800 000 dollars.


Au fil des années, l’influence de ces films ne s’est pas estompée, bien au contraire : en 2004, la Bibliothèque du Congrès a sélectionné Daughters of Dust comme une œuvre possédant une « importance culturelle, historique ou esthétique ». Enfin, en 2016, lors de la sortie de l'album de Beyoncé Lemonade, les chansons sont accompagnées du film musical Beyoncé: Lemonade, dont les images forment un hommage appuyé à Julie Dash et à Daughters of the Dust. L’engouement autour du film-clip de la chanteuse est tel que Daughters of the Dust bénéficie d’une restauration et d’une nouvelle sortie en salles. Près de 30 ans après, les films de la L.A. Rebellion continuent d'inspirer et de montrer l'avenir en se plongeant dans le passé.


Série Esclavage & Cinéma

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