14 juin 1794
Une première abolition éphémère en guyane

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Le 23 mars 1774 
Le saut des femmes du Soleil


Le 23 mars 1774, 14 femmes captives africaines sautent à la mer depuis le navire Le Soleil. Un article de Doyle Calhoun (Université de Yale).

A Nantes aujourd’hui, aux Archives départementales de Loire-Atlantique, on trouve parmi les rapports de navigation des capitaines faits à l’Amirauté de Nantes, la trace d’une histoire glaçante : le 23 mars 1774, quatorze femmes africaines esclavagisées se sont précipitées en même temps de la dunette du navire nantais Le Soleil peu de temps après son départ de la baie de Badagri (aujourd’hui au Nigéria). Il s’agit d’un cas de suicide collectif : pratique de résistance peu évoquée dans l’historiographie du commerce triangulaire et de l’esclavage français, alors que, comme l’a écrit la philosophe Elsa Dorlin, le suicide fut « une des pratiques de résistance les plus communes des esclaves ».

D’ailleurs, l’abolitionniste Victor Schœlcher consacre un chapitre entier à ce sujet dans son ouvrage Histoire de l’esclavage (1847).
Le capitaine du Soleil, un certain Louis Mosnier (également orthographié Monnier dans certains documents), qui était à l’époque soixantenaire, écrit que :  


"le 23 mars dernier ; il se seroit jetté de dessus la dunette à la mer et dans les lieux 14 femmes noires toutes ensemble et dans le même tems par un seul mouvement ; ayant alors le canot sur le pont et la chalouppe étant employée a chercher l’ancre de tangon ; qu’ayant a la mer pour embarcation une pirogue de 33 pieds fillée de barriere ; que pendant le temps que tout l’équipage fut occupé à baller de lavant la d. pirogue ; quelque diligence qu’on put faire la mer etant extrêmement grosse et agitée ventant avec tourmente ; les requins en avoient déjà mangé plusieurs avant qu’il y eut même du monde embarqué, qu’on parvint cependant à pouvoir en sauver 7 dont une mourut à 7 heures du soir, étant fort mal lorsqu’elle fut sauvée."


Les différents voyages du Soleil sont documentés dans le Répertoire des Expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle de Jean Mettas. En 1774, les 14 femmes mentionnées dans le rapport de Mosnier, faisaient partie de 374 captif.ive.s à bord du navire Le Soleil.

En outre, le cas des femmes du Soleil rappelle le suicide collectif de 75 captif.ive.s nigérien.ne.s qui se sont noyé.e.s en 1803 à Dunbar Creek en Géorgie aux États-Unis—tragédie souvent citée comme étant l’origine de la figure de « l’Africain volant » dans la culture afro-américaine (légende qui raconte que les captifs suicidés seraient en fait retournés sur le continent en volant) ; cet épisode a inspiré le film de Julie Dash Daughters of the Dust (1991), lui-même l’une des principales sources visuelles du projet Lemonade de Beyoncé (2016). Cet épisode évoque aussi les femmes de Nder, village dans le nord du Sénégal, dont les femmes se sont immolées collectivement pour s’échapper à l’esclavage un mardi de mars 1820 (en Wolof, cet événement s’appelle Talatay Nder, qui veut dire « le mardi de Nder »).

Un extrait du rapport de Mosnier a été repris sur un des panneaux en verre du Mémorial de l’abolition de l’esclavage sur le Quai de la Fosse à Nantes, lieu de mémoire ouvert au public en 2012. L’extrait est également mis en exergue dans l’éblouissant roman de la réalisatrice et écrivaine Fabienne Kanor, Humus. Le livre de F. Kanor revient sur le rapport succinct et froid du capitaine Mosnier pour en créer autre chose : un texte polyphonique et musical dans lequel les femmes anonymes du Soleil racontent leur propre histoire, et celle de leur « grand saut », à tour de rôle. Humus parvient à exprimer à la fois la nécessité et l’impossibilité de faire entendre les voix des sujets esclavagisés—des personnes qui souvent n’apparaissent dans les archives coloniales qu’au moment de leur disparition. Pour citer (et traduire) la sociologue Avery Gordon, en ce qui concerne l’histoire des femmes du Soleil, le roman de Fabienne Kanor nous aide à faire face à celles et ceux que l’Histoire a rendu fantomatiques.


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